Et plus particulièrement un terme spécifique de la théorie narrative Dramatica : Ability et son rapport à la structure dramatique telle que la conçoit Dramatica.
Nous avons couvert la théorie narrative Dramatica dans une série d’articles :
DRAMATICA : LA THEORIE EXPLIQUEE
Nous avions déjà abordé la caractéristique Ability dans cet article LA CARACTÉRISTIQUE ABILITY DE DRAMATICA.
Tentons avec ce nouvel article de penser davantage ce concept.
Pour Dramatica, cette notion de Ability ne s’applique pas seulement à la structure et aux personnages de nos histoires mais aussi dans notre vie réelle, dans notre quotidien et notre psychologie.
Un élément dramatique
La théorie narrative Dramatica définit 64 éléments qui représentent un large ensemble de traits humains et de qualités qui peuvent être bonnes ou mauvaises selon les conditions de l’histoire.
Je vous laisse parcourir nos articles sur Dramatica pour en découvrir davantage sur ces 64 éléments dramatiques.
Sachez néanmoins que chacun de ces 64 éléments participent à sa manière à votre message et au conflit thématique que vous avez mis en place dans votre histoire.
Le conflit thématique a tout à voir avec le sujet de votre histoire. Ce sujet se trouve résumé dans la prémisse. Par exemple :
L’amour est une force spirituelle et est le véritable amour alors que l’amour charnel qui se fonde sur un désir physique nourrit le mensonge et l’imposture.
Et comme chaque affirmation porte en elle sa propre contradiction, nous pouvons aussi poser :
L’amour fondé sur les aspects physiques de la nature humaine est bien plus proche de la nature humaine que les idéaux supposément inspirés par un amour spirituel, intangible et élevé.
Une autre prémisse pourrait être :
L’amour physique apporte bien plus que l’amour spirituel ou bien son inverse, L’amour spirituel satisfait des besoins auxquels l’amour physique ne peut répondre.
Il est facile de constater le conflit thématique dans chacune de ces prémisses et de s’apercevoir que le message de l’auteur est déjà en filigrane dans l’énoncé même de la prémisse mais non encore dit.
Ainsi, Dramatica parvient à définir un conflit thématique et la teneur du message de l’auteur par l’exploitation dans le cours de l’histoire des 64 éléments dramatiques.
Rassurez-vous, au commencement, il est très rare de connaître déjà son conflit thématique. En fait, celui-ci apparaîtra au fur et à mesure que l’œuvre se révélera au monde.
Tout est très bien organisé avec Dramatica. Comprendre cette théorie peut être déroutant dès l’abord mais l’effort fourni en vaut la peine. Ainsi, les 64 caractéristiques sont réunis au sein de quaternités. La caractéristique Ability appartient à la quaternité qui contient aussi Knowledge, Thought, Desire.
Je vous renvoie à DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE (92) pour de plus amples explications.
Cette charte graphique Dramatica est conçue de manière à éviter des incohérences, des manques dans la structure de l’histoire. Elle n’est pas un cadre rigide mais au contraire, elle ouvre la voie à toutes les interprétations possibles afin que votre histoire paraisse cohérente ou dans les termes même de Dramatica, achevée.
La charte vous permettra de révéler le potentiel dramatique de votre histoire. Définir un potentiel dramatique est assez simple car cette puissance narrative se trouve partout : chez les personnages, dans leurs relations, dans les lieux mêmes de l’action… Tout est potentiel dramatique et vous devez vous imprégner de cette tension afin de la communiquer à votre lecteur.
Et il en sera de même si vous écrivez un documentaire : vous rechercherez le potentiel dramatique des situations afin de les expliquer.
L’esprit de l’histoire
Pour Dramatica, une histoire fonctionne comme notre esprit lorsqu’il doit résoudre un problème (et dans la vie réelle, c’est un processus incessant). La charte graphique de Dramatica représente toutes les choses (que la charte catégorise pour les lire plus facilement) auxquelles nous pensons. Cette charte tente de recopier le fonctionnement de notre esprit.
C’est ainsi que nous pouvons créer une structure solide pour notre histoire sans manque (frustrant pour le lecteur) parce que cette charte nous assure que nous avons su pensé à toutes les choses que le problème central de l’histoire a soulevées.
Car une histoire se doit d’aborder un problème sous tous ses aspects. Sinon, ce n’est plus une histoire mais de la propagande. Et un documentaire se préoccupera aussi de tous ces aspects que son sujet embarque avec lui.
Donc cette charte graphique est un paradigme du fonctionnement de notre esprit. Nos vies sont faites d’expériences et de pressions aussi diverses et variées qui nous orientent vers certaines directions soit en nous opposant à elles, soit en les acceptant ne mesurant peut-être pas toujours les exactes conséquences de nos choix.
C’est ainsi qu’il arrive des moments dans nos vies où les choses deviennent si serrées qu’elles en deviennent immobiles. C’est précisément maintenant qu’une histoire peut commencer. Car tout ce qu’il s’est passé avant et qui a mené à une situation apparemment bloquée appartient au passé.
Et alors que l’histoire se conjugue au présent, ce présent décrit un devenir à être mais qui n’est point encore dans l’acte Un.
La tension dramatique
L’histoire se construira sur une montée progressive de la tension. Pourquoi les choses doivent-elles ainsi tendre à nourrir du suspense, des incertitudes, des angoisses plutôt que de chercher à les apaiser ?
Parce que ces choses justement emmènent le personnage principal vers un changement de sa personnalité ou de sa vision du monde. Ou plutôt, elles le mènent jusqu’à un point de rupture où il devra prendre l’ultime décision.
Alors que l’esprit de l’histoire (ce que Dramatica nomme le Story’s Mind) œuvre au sein du récit, il met de plus en plus de pression sur le personnage principal qui peut changer progressivement, prenant conscience par bribes de son urgence à devenir autre (souvent un être meilleur qu’il ne l’était) ou bien qui fait montre d’un entêtement jusqu’à ce que la révélation lui ouvre l’esprit et il change.
Dramatica compare ce processus aux plaques tectoniques qui se pressent l’une contre l’autre motivées par une force intérieure (le manteau terrestre) jusqu’à ce que la pression soit telle qu’elles éclatent. C’est précisément ce type de pression qui est décrite par la charte graphique de Dramatica. Et que l’on retrouve dans la structure de l’histoire.
Cette comparaison avec la nature est utile pour expliquer que nous-mêmes et nos personnages fictifs sommes appelés parfois à changer progressivement alors que la pression qui nous entoure enfle de plus en plus lors du déploiement de l’intrigue (ou de nos vies).
D’autres fois, la pression va jusqu’à l’éclatement et le personnage principal connaît une révélation, une illumination, une anagnorisis (révélation soudaine et évidente d’une vérité sur soi).
Dramatica nomme cela un acte de foi (Leap of Faith), un ultime moment de vérité au cours duquel le personnage principal doit décider s’il change effectivement s’ouvrant à un être nouveau ou bien s’il croit plutôt qu’il est plus fort que la pression et qu’il résistera (ou survivra) aux forces qui s’opposent à lui.
En fin de compte, c’est l’auteur qui décidera si son personnage a eu raison de changer ou de ne pas changer ou bien s’il a eu tort dans l’un ou l’autre cas. Ce qui compte en fait, c’est que le potentiel dramatique se soit libéré tout au long de l’histoire d’une manière équilibrée.
C’est-à-dire que tout a été apporté au lecteur pour qu’il comprenne (à défaut de l’accepter) la décision de ce personnage principal et partant, le message de l’auteur.
Une structure en quatre niveaux
La charte graphique se constitue de termes sémantiques. En quelque sorte, ce sont des contenants que vous remplirez avec une scène par exemple et la signification de cette scène sera portée par le terme sémantique (le terme sémantique Hope par exemple explique que la scène qui se fonde sur ce terme est porteur d’un espoir, d’une espérance).
Pour le moment, ce qu’il faut surtout retenir est que la charte que propose Dramatica présente quatre niveaux de compréhension. Ces quatre niveaux décrivent autant de degrés de précision afin d’imiter le fonctionnement de l’esprit humain face à un problème que Dramatica nomme Inequity et qui couvre des concepts tels que l’inégalité, l’injustice, la digression… enfin toutes sortes d’iniquité auxquelles nous sommes confrontés quotidiennement ainsi que nos personnages de fiction.
Au niveau le plus général, nous trouvons Universe, Physics, Mind et Psychology. Pour en savoir davantage, je vous renvoie au Chapitre 12 de la théorie.
Selon Dramatica, ces quatre notions sont les considérations initiales par lesquelles passe l’esprit humain lorsqu’il s’attaque à la résolution d’un problème. Ces quatre états sont censés nous décrire à grands traits.
Universe, c’est ce qui est extérieur à nous (et à nos personnages). Ce sont les situations, le contexte dans lequel nous sommes jetés ou bien dans lequel l’auteur jette ses personnages. Nous ne pouvons vraiment décider de notre environnement.
Mind dépeint un état intérieur. C’est une position ou une disposition que nous avons adoptées et qui décidera de notre comportement selon le contexte.
Mind décrit une attitude, une mentalité mais aussi une obsession ou un préjugé. En fait, toute déformation que nous donnons inconsciemment (question de perception et d’imagination) à la réalité qui nous entoure.
Physics se préoccupe d’activités. Il représente les actions extérieures à nous. Ces actions sont toutes sortes d’activités, de processus, de mécanismes à l’œuvre en dehors de nous sans même que nous en comprenions les causes.
Et Psychology traite de ce qu’il se passe en dedans de nous, dans nos raisonnements et dans nos passions.
Et sous ce niveau d’ordre général (nommé classe ou domaine), Dramatica présente 3 niveaux supplémentaires comme autant de détails sur la façon dont l’esprit humain perçoit ou imagine le monde et lui-même.
Pour le vocabulaire de la narratologie, le premier niveau décrirait les aspects structuraux liés au genre. Il est difficile de donner une définition précise totalement acceptée du genre. Pour Dramatica, le genre serait la façon la plus large, la moins détaillée d’envisager la structure d’une histoire.
Peut-être devrions-nous comprendre le genre comme un moyen de positionner le lecteur en regard du sujet. La comédie par exemple peut traiter de n’importe quel sujet, du plus léger au plus sérieux. Dans sa façon de le présenter au lecteur, nous dirons qu’elle le fait à sa manière, en fonction de son genre.
Ensuite Dramatica propose un second niveau de 4 types pour chacun des domaines (ou classes) du premier niveau. Ces types sont liés aux événements. Et comme ils tentent de donner du sens aux événements qui se produisent, les types participent activement à la construction de l’intrigue.
Le thème sera trouvé parmi les variations de type qui figurent le troisième niveau. Et les personnages seront décrits par les éléments de caractérisation du quatrième niveau.
Pour Dramatica, le genre, l’intrigue, le thème et les personnages représentent toute la palette par laquelle l’esprit humain envisage les choses qui l’entourent ou les événements qu’il subit ou ceux qu’il maîtrise.
Notons aussi que Dramatica tient compte du fait que nous ne passons pas brutalement d’une émotion à une autre par exemple. Nous ne tombons pas brutalement de la joie à la peine. Le cheminement entre la joie et la peine connaît quelques étapes intermédiaires nécessaires pour passer de la joie à la peine, d’un état mental à l’autre.
La si importante caractéristique Ability
Ability est une caractéristique qui appartient au niveau le plus bas, le plus détaillé, celui qui décrit les personnages. On trouve cet élément à plusieurs endroits sur la charte et cela nuance aussi la signification qui peut ainsi s’attacher à ce concept.
Sur le schéma présenté plus haut, nous voyons que la caractéristique Ability appartient à une quaternité (une communauté de quatre éléments) dans laquelle nous trouvons aussi Knowledge, Thought et Desire. En remontant la charte à partir de cette position, nous nous apercevons alors que cette ability ici appartient au domaine Physics.
L’article DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE (50) pointe vers les différentes explications des caractéristiques. Vous constaterez que toutes ces caractéristiques sont des choses intimes qui pénètrent le cœur du personnage. C’est par ces caractéristiques que nous apprendrons à découvrir qui est vraiment un personnage.
Vous noterez aussi que tout est lié dans la charte graphique. La caractérisation appartient à une variation du type, c’est-à-dire qu’elle participe activement à la définition du thème.
Cette variation est donc une variation du type et ce type détermine l’intrigue. Autrement posé, la caractérisation influencera la tournure des événements, l’orientation que prendra l’histoire (puisque le protagoniste est par définition un être proactif qui commence certes par subir les événements mais qui prend ensuite assez rapidement les choses en mains et parfois sans vraiment en mesurer les conséquences).
Et ce type apparaît sous un domaine, c’est-à-dire une façon de présenter les choses. La caractérisation devient donc le moyen par lequel nous pouvons dire les choses.
Pour Dramatica, ce lien entre l’élément le plus petit et le trait le plus large représente ce que l’esprit humain est capable de saisir dans le même coup à un moment donné. Et ce sera aussi les concepts nécessaires pour que l’argument de l’histoire contée soit pleinement compris par le lecteur.
Ability est l’élément de caractérisation qui conceptualise ce que l’on est capable de faire. Ce n’est pas seulement ce que l’on peut faire. Ce que l’on est capable de faire est en puissance en nous et ne demande qu’en fin de compte qu’à s’exprimer (si toutefois nous en prenons conscience). C’est une définition assez proche de la différence que Aristote voyait entre la puissance et l’acte.
Volonté et désir
Notre capacité à agir, nos compétences apparentes sont essentiellement limitées par nos désirs. Ce n’est pas la satisfaction des besoins. D’ailleurs, la satisfaction d’un désir éteint le désir.
Je pense sans trop m’avancer que dans la pensée de Dramatica, Ability est ce qui limite le libre-arbitre dans le sens où cette caractéristique décrit (il s’agit d’abord d’un concept puis d’une représentation) un potentiel possible qui pourrait être accompli.
Ce qui peut être accompli est forcément limité selon les individus (et partant, nos personnages de fiction). Ce n’est pas parce que physiquement, nous serions incapables d’accomplir certaines tâches. Ability est davantage de l’ordre moral.
Les limites que nous nous imposons ou bien qui nous sont imposés (par autrui, par la société, par les institutions… enfin tout ce qui nous est extérieur et auquel nous sommes assujettis à l’autorité, volontairement ou non) s’expliquent par ce que nous devons faire (mais que nous aurions aimé éviter), par ce que nous nous sentons obligés de faire (raisonnablement ou passionnément) et en fin de compte par ce que nous voulons faire.
Ability décrit ce qu’un individu peut effectivement faire. Lors de la conception d’un personnage de fiction, la réflexion que nous pouvons donner à cette notion de Ability nous permettrait alors de déterminer la portée des actions possibles d’un personnage.
Ainsi, un personnage (tout comme nous dans la vie réelle) peut justifier les raisons qui l’empêchent d’agir, de mettre en acte tout ce dont nous pourrions être capables car de nombreuses considérations (morales, religieuses, sociétales, notre éducation, nos représentations, notre imagination…) nous font toucher du doigt l’impact ou les ramifications d’agir en totale liberté.
C’est pourquoi Dramatica a conçu cette quaternité de quatre qualités essentielles de l’esprit humain : Knowledge, Thought, Ability et Desire.
Nous pourrions dire que la connaissance (Knowledge), l’intelligence (Thought), les facultés (Ability) et nos désirs (Desire) sont précisément ces limites dont parle Dramatica et qui règlent en quelque sorte les actions des individus (réels ou fictifs).
Ce que nous pouvons faire, ce qu’il nous faut faire, ce que nous voulons (ou voudrions faire) et ce que nous devrions faire (ce n’est pas encore accompli) sont inscrits sur la charte graphique de Dramatica dans la classe Psychology et apparaissent au niveau des variations de type (donc dans la constitution du thème).
Comme vous le constatez sur la charte, la quaternité (Knowledge – Thought – Ability – Desire) s’oppose (une opposition se dessine en diagonale chez Dramatica) à la quaternité (Rationalization – Obligation – Commitment – Responsability) qui viendrait en quelque sorte tempérer les ardeurs de la première quaternité (de nouveau, une forme de justification pour agir ou ne pas agir).
Et puis comme nous continuons à tenter de nous justifier (selon Dramatica), nous en venons complètement à ne plus penser en termes de notre Ability (ou de notre Knowledge ou Thought ou Desire) mais plutôt en termes de (Situation – Circumstances – State of being – Sense of self).
Cette quaternité entretient un rapport vertical avec la quaternité (Knowledge – Thought – Ability – Desire) ce qui signifie d’abord qu’elles ne sont pas incompatibles ou contradictoires (donc elles ne génèrent pas de conflit) mais aussi qu’il existe entre elles un glissement possible de sens, par exemple Ability glisse vers Situation (ou autrement posé, on justifie davantage Ability par la caractéristique Situation comme une évolution).
Je vous renvoie à cette série d’articles pour de plus amples informations sur ces quaternités particulières :
- DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE (45)
- DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE (46)
- DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE (47)
- DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE (48)
Le CHAPITRE 11 : RÉSOLUTION DE PROBLÈME ET JUSTIFICATION de la théorie pourrait vous apporter quelque éclairage sur cette notion de justification à laquelle aucun d’entre nous n’est véritablement capable d’échapper.
Ce qu’il faut bien saisir aussi avec cette charte graphique, c’est qu’elle se lie toute dépliée. On ne commence pas par les grands traits (les classes ou domaines) mais par les éléments de caractérisation et l’on remonte échelon par échelon jusqu’aux classes.
J’ai dit par ailleurs sur Scenar Mag qu’il était peut-être plus facile de penser à une nouvelle histoire en réfléchissant d’abord à l’effet que nous souhaitions obtenir sur le lecteur/spectateur. Autrement posé, on s’interroge dès l’abord sur le dénouement de son histoire en devenir et on remonte pour aboutir à ce résultat voulu par l’auteur.
La charte graphique de Dramatica fonctionne de la même manière. On débute par le détail (que Dramatica considère comme les éléments basiques de l’esprit humain [la profondeur d’analyse de Dramatica de cet esprit qui est le nôtre ne va pas plus loin]).
La source du conflit
Une fiction puise son souffle dans le conflit. Et le documentaire sérieux n’y échappe pas. L’argument est bien plus visible avec le documentaire qu’avec la fiction, mais tous deux ont pour origine un débat d’idées. Ils développent tous deux un argumentaire comme leur moyen d’expression privilégié.
L’élément de caractérisation (la partie la plus profonde de la charte) renferme en son sein la source du conflit. Et c’est pour cela que toute histoire commence à ce niveau de la charte. Le personnage principal est coincé dans un élément de caractérisation.
Mais l’être humain n’est pas un animal stupide qui se complaît dans le pire de ce que la vie a à lui offrir ou dans le pire de tous les vices. Si le personnage principal n’avance plus dans sa vie (et c’est un bon prétexte pour commencer une histoire), c’est parce que toutes les expériences qu’il a vécues l’ont mené à cet immobilisme.
Dramatica considère même que c’est la répétition de certaines expériences qui font qu’on aboutit à des points de vue sur le monde tel qu’il suffit d’une pomme pourrie pour gâter tout le tas ou encore qu’il n’y a pas de fumée sans feu.
Avec l’expérience, nous en venons à concevoir de fausses évidences comme autant de réels raisons ou causes entre les choses. Et nous nous retrouvons figés dans des idées incapables de faire montre du moindre esprit critique pour continuer à grandir de nos expériences plutôt que de les accumuler pour nous justifier de notre inaction.
Prenons un exemple relativement connu. Lorsque Zacharie met en doute la parole de l’ange Gabriel lui annonçant la bonne nouvelle qu’il aura bientôt un fils et qu’il nommera Jean.
Zacharie est un pieux israélite et un prêtre aussi. C’est d’ailleurs durant son temps au temple alors qu’il est chargé de l’offrande de l’encens (dont la fumée symbolise la montée des prières vers les cieux) que Gabriel lui rend visite.
Pourquoi Zacharie doute-t-il ? Il le dit lui-même. Il est âgé. Il ne met pas en cause la stérilité de sa femme. Ici, c’est l’explication pour le lecteur que la longue vie de Zacharie l’a figé dans une acceptation de sa destinée. Il est persuadé qu’il n’aura pas de descendance.
Il n’hésite pas non plus. C’est très sincèrement et sans intention que son incertitude jaillit de ses lèvres. Gabriel s’en offusque et le frappe d’aphasie.
Zacharie est tellement prisonnier de ses habitudes qu’il est incapable de voir les choses autrement que comme un retour inexorable d’un jour à l’autre des mêmes gestes, des mêmes pensées, des mêmes résultats. Zacharie ne croit plus en son devenir. C’est peut-être ce qui a fait dire à certains commentateurs ou exégètes que la prière de Zacharie, celle que l’ange lui dit qu’elle a été exaucée, ne portait pas sur un enfant mais plutôt sur la venue tant espérée d’un messie.
Maintenant, si ces habitudes, préjugés, idées préconçues… forgées par nos expériences sont de si mauvaises choses, pourquoi s’y tenir ?
Parce que le rapport que nous établissons entre les choses (comme d’adopter une certaine attitude pour réussir ou encore juger qu’un certain type d’individu est systématiquement paresseux ou malhonnête) n’est peut-être pas universellement vrai mais un certain nombre d’expériences (certes plus ou moins similaires) nous ont prouvé (ou ont prouvé au personnage principal de l’histoire) que ce rapport entre les choses était vrai et même universellement vrai.
L’expérience aide à construire notre personnalité
Pour Dramatica, nous partageons tous une psychologie commune que nous façonnons tout au long de nos expériences. Le regard que nous portons sur le monde change ainsi au gré de ce que vivons. Et voici que les expériences s’accumulent et nous en venons à penser que les choses ne peuvent être autrement que ce qu’elles deviennent.
Nous croyons connaître le résultat d’avance et nous cessons de considérer le problème. On ne remet plus rien en question surtout soi-même. Le préjugé absorbe la volonté.
Encore une fois, il n’y a pas de mauvaises intentions. Simplement un esprit endormi. Et le temps ne change rien à l’affaire.
Du même coup, cet endormissement, parce que nous en sommes parvenus à tout justifier, à ne plus considérer que les choses pourraient être autrement que ce qu’elles sont, est rassurant.
Et puis ce serait nous enliser dans des considérations incessantes si nous devions questionner tout ce qui nous entoure et nous arrive.
Il se peut même que nous en arrivions à ne plus être capables de prendre la moindre décision. Selon Dramatica, nous nous créons des dépendances mentales, nous fonctionnons sur des hypothèses.
Et nous leur sommes totalement assujettis sans savoir que les fondations mêmes de notre personnalité sont ainsi viciées par les fausses conclusions (ou fausses évidences) dont nous nous sommes convaincus.
Dans la vie réelle, prendre conscience de cet état est très long (et on peut se perdre en route). Il faudra deux heures (pour un scénario) ou au moins deux cents pages (pour un roman) à un personnage principal pour atteindre à ce nouvel état de conscience (c’est cela qui fait dire que l’arc dramatique d’un personnage consiste généralement pour lui à devenir un être meilleur).
Pour revenir à la caractéristique Ability, qui sert en fait d’exemple pour expliquer comment les termes du vocabulaire de Dramatica sont utiles à construire une histoire comme autant de briques qu’ils apportent, cette caractéristique pourra se manifester de différentes manières.
Par exemple, Ability pourrait être le problème de l’histoire parce que le personnage principal en possède trop ou pas assez (Ability est le signifiant par lequel vous donnez du sens à ce que vous écrivez, votre création).
Et alors que Ability peut être le problème d’une histoire, elle serait la solution dans une autre. En effet le personnage principal (au cours de ses tribulations) pourrait comprendre qu’il lui manque une certaine aptitude ou faculté et qu’il doit cesser de la nier pour solutionner son problème.
Et le contraire est aussi vrai : le personnage pourrait comprendre que c’est précisément une certaine aptitude qui est sienne qui explique pourquoi son problème (ou le problème de l’histoire) persiste (du moins tant qu’il n’accepte pas ses propres conclusions). Ability (ou toute autre caractéristique) pourrait même participer au thème soit en le renforçant, soit en le dénigrant.
Ability peut se manifester comme l’auteur le souhaite. Aucun élément de caractérisation ne possède l’autorité de dicter le souhait de l’auteur. Pour cette caractéristique en particulier, là où vous la placerez dans votre récit ou le moment de son apparition importent peu. La chose qui compte, c’est que Ability représente le potentiel d’un personnage.
Certes, ce champ de possibilités n’est pas sans limite. Il explique néanmoins ce qui est à la portée du personnage. Ainsi, un personnage peut découvrir sur lui-même des choses dont il ignorait qu’il pouvait même en être capable. C’est l’adversité qu’il doit affronter au cours du récit qui servira en quelque sorte de levain à cette anagnorisis, à cette reconnaissance de lui-même.