🎬 Réalisateur : Martin Scorsese
🎬 Casting : Robert de Niro, Al Pacino, Joe Pesci, Anna Pakin, Harvey Keitel...
🎬 Genre : film de gangsters, biopic, drame
🎬 Sortie : 27 novembre 2019 (Netflix France)
A première vue, The Irishman a tout du rêve éveillé. Nouvelle collaboration entre Scorsese et De Niro, 24 ans après Casino ; première apparition d'Al Pacino chez le maître et nouvelle confrontation avec De Niro, 24 ans également après leur fameux tête-à-tête de Heat ; résurgence de Joe Pesci, que Marty a sorti de sa retraite ; retour au film de gangster, auquel il sera à jamais associé...
L'on manquerait de mots pour qualifier à quel point ce projet a, sur le papier, de quoi faire fantasmer n'importe quel amoureux du Septième Art. Et si la sortie sur Netflix (malgré de sporadiques sorties en salles en France et en Belgique) aurait de quoi faire grincer des dents, une seule question nous vient : le maestro a-t-il réussi son fougueux pari ?
Frank Sheeran (Robert de Niro), mélancolique ...
Les adorateurs de Silence, son dernier film, risquent d'être désappointés ; mais The Irishman est un Scorsese pêchu, des grands jours. Là où l'austérité de son précédent long-métrage s'imposait de par le thème de la regiliosité, celui-ci renoue avec les grandes heures du cinéaste, qui y distille ses artifices de magicien du cinéma. Il use à foison de la voix off, qui rythme le récit au gré des pérégrinations de Frank Sheeran (Robert de Niro), en pleine introspection sur son existence. Le montage, comme d'habitude, est toujours cadencé et d'une impeccable limpidité : Thelma Schoonmaker, sa monteuse depuis maintenant plus de 50 ans, donne au film un rythme dantesque, bien aidé par le jeu de la temporalité s'opérant tout au long du film. Il est en effet un entremêlement de flashbacks déroulant la presque entièreté de la vie de son personnage principal, dont la complexité des différents sauts dans le temps n'a d'égal que la clarté narrative qui s'opère par un montage qui rappelle inopinément cette temporalité stratifiée.
Accompagné d'une bande-son aux petits oignons, comme toujours une sélection éclectique qui mélange sonorités modernes à des relents de western, le film se pare d'une variété de tons admirable.
Il n'est donc pas anodin de voir dans The Irishman une filiation, consciente ou non, avec Les Affranchis, notamment dans la construction de sa réalisation autour de sa narration. Archétype du film de gangsters " à la Scorsese ", on retrouve dans les deux œuvres ce même travail de la caméra, où les longs plans-séquences, qui sont autant de moyens de s'engouffrer dans un monde délictueux, et les scènes parfaitement rythmées, succèdent à des instants d'introspection, où les personnages prendront la mesure de leurs actions. Scorsese, comme à son habitude, sait narrer une histoire complexe en la rendant, par sa mise en scène, d'une simplicité plaisante qui capte presque automatiquement la rétine du spectateur. Mais, nous allons vite l'évoquer, Marty ne s'arrêtera pas à la simple redite...
Le regard acéré de Jimmy Hoffa (Al Pacino)
Car au-delà de son travail de réalisation, dont on n'attendait pas moins, le film gagne ses galons d'oeuvre majestueuse par l'universalité de ses thématiques et la grandeur avec lesquelles il les traite.
Le film est avant tout l'aventure humaine d'un homme, Frank Sheeran, éternel homme de l'ombre perclu de bonnes intentions envers sa famille et qui a toujours tenté de sauvegarder les valeurs qu'il croyait juste, notamment celle de l'amitié. Un homme loyal, qui a toujours veillé à un certain pragmatisme, et à calmer les situations sulfureuses entre ses différents " patrons ", de Jimmy Hoffa (Al Pacino), grand ponte du syndicalisme dans les années 60, ou Russell " Russ " Bufalino (Joe Pesci), gangster lui ayant mis le pied à l'étrier. En couvrant un large spectre de l'histoire américaine, notamment la période Kennedy mortifère pour Jimmy Hoffa, Scorsese livre une toile grandiloquente de l'Amérique, où le personnage principal agit dans une Amérique gangrenée par le banditisme et la corruption.
Et de ces nobles valeurs, Scorsese montre la vacuité de vouloir les associer à la déliquescence du milieu dans lequel Frank évolue, un milieu composé de rien d'autre que meurtres, corruption, et trahisons. C'est donc avant tout un film rise and fall, avec l'intérêt que l'on ne suit pas le héros glorieux, mais celui qui l'aide, dans l'ombre, à réussir ; une particularité narrative et un point de vue moral particulièrement intéressants chez un Scorsese qui a partiellement, et, comme De Palma, malgré lui, contribué à glorifier la figure du gangster.
Mais là où va donc se faire la principale césure avec Les Affranchis, c'est dans sa radicalité. The Irishman va jusqu'au bout de sa démarche, et, au lieu de ne montrer qu'une portion de vie illicite, s'attache à montrer une existence complète comme emplie d'une terrible vacuité. Ne rêvez pas d'une vie flamboyante, le destin (ou le karma) toujours vous rattrape, et vous met, seul, face à vos agissements qui vous mené jusqu' ici.
(Il n'est ici pas question de dire que cette radicalité en fait un film supérieur, mais d'en faire la constatation. L'on juge le résultat, et non pas l'intention intrinsèque.)
Et c'est dans cette évidence de la vacuité que le film va tirer sa force émotionnelle : une émotion qui passe justement par cette figure du " héros malgré lui " , cet individu lambda mis au centre du récit alors qu'il n'est qu'un pion de l'Histoire. Et par là est exprimée la faculté de Scorsese à poser un regard sévère sur ces protagonistes qui ont fait sa renommée : ce qui attend un pêcheur, ça n'est que la solitude, l'inéluctable constatation de la vacuité d'une vie de vices, d'où ce plan final extrêmement touchant et lourd de sens. Parsemant son film de nombreux arrêts sur image, qui distinguent le destin toujours funeste des personnages montrés à l'écran, il exprime ainsi toute l'inutilité de leurs actions présentes en les condamnant déjà à leur propre mort dont ils n'ont point conscience. Des spectres de leur propre vie, des fantômes encore ignorants.
The Irishman a donc à la fois tout de Scorsese et en montre une nouvelle composante. S'il montre leurs exploits délictueux, il s'attarde beaucoup plus sur le quotidien, les coulisses, souvent moins glorieux et glorifiés. S'il tend à une désacralisation, à montrer l'échec derrière la flamboyance, c'est en illustrant le passage du temps, mortifère pour ces êtres brûlant la chandelle par les deux bouts, sans prendre parfois garde aux conséquences. C'est peut-être, avec la trilogie du Parrain, l'un des films sur ce milieu qui illustre avec le plus d'émotion la dangerosité d'une telle vie en en montrant la déconvenue existentielle qu'à terme, elle constitue. Mais là où l'un conservait un aspect shakespearien et une certaine noblesse, l'autre est radical, n'offre aucune porte de sortie sinon la solitude et la mélancolie face à une vie qu'on a gâchée et des êtres chers qu'on a négligé.
En croyant faire le Bien pour les siens, on fait parfois le Mal, ou du mal ; tel est l'un des thèmes du film, où le talent de Scorsese de lier l'intime et le grandiose, le grandiloquent et le mélancolique, de manier l'homme et le symbole, s'expriment dans un récit grandiloquent de 3h30.
Et l'on s'en voudrait de ne pas succinctement évoquer un trio d'acteurs qui n'a plus rien à prouver, tant le talent est évident.
Si leur rajeunissement surprend voire dérange au premier abord ( l'uncanney valley n'est encore qu'à quelques pas), il finit par ne plus trop se ressentir, hormis dans les mouvements du corps, qui expriment malgré tout le temps, irrémédiable, qui a passé. On sent que la technologie, encore à ses balbutiements il y a quelques temps, n'est pas loin de devenir infaillible, et que son infaillibilité sera dans quelques années efficiente. Le film a au moins l'avantage d'en faire un élément de récit avant un argument commercial, n'appuyant pas dessus, ce qui détourne forcément notre attention d'un élément qui finit par vite être constitutif d'un décor grandiloquent et ne plus être gênant comme on pouvait le craindre.
De Niro, impeccable, tient la baraque ; Pacino est toujours aussi étincelant à son âge ; et l'on ne peut que remercier Scorsese d'avoir sorti Joe Pesci de sa retraite. Ce trio, outre se sublimer les uns les autres, sont sublimés par le maestro Scorsese qui leur offre sur un plateau d'or des dialogues ciselés et des joutes verbales mémorables. Et voir ces trois-là ensemble, réunis tel un dernier tour de piste devant la caméra de Scorsese, c'est une émotion forte qui s'impose au cours du visionnage, qui frappe le spectateur qui voit devant lui un rêve de cinéphile réalisé. Quasiment un requiem cinématographique pour quatre monstres auquel le Septième Art doit beaucoup.
Trop durs pour être aimés, ces personnages ne pourront que constater qu'à terme, la vie les met tous à égalité.
Après un Silence qui avait décontenancé certains de ses adeptes, Scorsese, en revenant à ses premiers amours, risque fort bien de les ramener de son côté. Mais il est loin de se contenter d'une simple réémergence de ses heures de gloires ; au crépuscule d'une vie bien remplie, il pose un regard lourd sur l'héritage, le sien, celui des personnages qu'il a fait icônes du cinéma, celui de The Irishman. Et achève de démontrer, pour les quelques irréductibles, qu'il est bel et bien l'un des plus grands cinéastes de l'histoire.
Réflexion sur la vacuité des actions des protagonistes autant que sur sa propre carrière, The Irishman est le film-somme de Scorsese, presque la conclusion d'une formidable carrière. Mais c'est avant tout un film remarquablement écrit et mis en scène, dont la complexité narrative, couplée à une réalisation limpide, livre un portrait grandiloquent de l'Amérique de son temps autant qu'une interrogation intime d'un personnage riche en contradictions, aussi cinématographique que profondément humain. Une franche et belle réussite, malgré une sortie sur Netflix qui, éternellement, résonnera comme une hérésie.