Joseph Campbell reconnaît que l’idée de la divinité telle qu’il l’appréhendait dans sa jeunesse, nourrie par une iconographie à la fois religieuse et légendaire, s’avérait pour lui une manière quelque peu matérialiste (à travers l’image) de la transcendance.
Les grottes de Elephanta
Sur une île de la mer d’Oman au large de Bombay, la cité des grottes constitue un ensemble rupestre typique du culte de Shiva.
Les temples de Elephanta remontent à une tradition indienne du deuxième siècle avant Jésus-Christ (et peut-être même avant). Cette tradition consistait à creuser des temples directement dans la roche.
Le temple de Shiva, l’un des derniers à être creusé, est un des exemples les plus impressionnants de cette forme singulière. La sculpture la plus remarquable et qui a résisté à l’assaut des temps est Shiva Mahadeva tricéphale (la Trimūrti).
L’une des interprétations les plus communes de la Trimūrti est de considérer les têtes représentées comme trois des aspects de la divinité.
Et voici ce qu’on en dit le plus souvent.
Le visage de droite à l’expression de colère serait celui de Rudra, un dieu associé à la nature sauvage, aux intempéries, un brin vindicatif. Ce qu’il faut retenir d’abord, c’est qu’il est un principe mâle.
Les détails de la coiffure et les bijoux qu’elle porte nous dit que la tête à gauche est une femme. L’expression immensément sereine nous la désigne comme Vishnou, dieu protecteur des humains (entre autres).
La tête au centre est souvent vu comme la réconciliation entre Rudra et Vishnou, elle serait la création en tant que Brahmâ.
Voici ce qu’en dit Joseph Cambpell :
La présence au centre est le masque d’éternité, le mystère toujours présent, duquel procède toutes les dualités (en tant que paires d’opposés) : Femelle & Mâle, Amour & Guerre, Création & Annihilation.
Bien que contemplé de l’extérieur, c’est un mystère qui se connaît de l’intérieur. Car ces principes opposés, ces dualités sont à la fois la source et la fin. Ils sont un de ce qui a été et de ce qui sera.
Pour Campbell, ce marque d’éternité est le masque de Dieu.
Le masque comme métaphore
La puissance du masque, nous la ressentons encore aujourd’hui en ce temps où la superstition ne sert plus qu’à décrire un certain passé (bien qu’elle fut remplacée par les légendes urbaines).
Cet ancien médium qu’est le masque est encore porteur d’identité et d’énergies qui transcendent l’individu et peuple encore les contes.
Zorro ou Batman par exemple, tous ces personnages légendaires sont davantage le masque qu’ils portent que l’être fictif qu’ils sont. L’identité se dissout sous le masque.
Le rituel de Halloween envahit le monde de monstres, de fantômes ou de sorcières dont on s’attire les bonnes grâces par une offrande. Cette coutume pittoresque n’est pas vraiment religieuse. Mais ces origines celtiques nous font la tapageuse (ou monstrueuse) démonstration que le masque a longtemps servi à ouvrir un portail vers d’autres dimensions, d’autres mondes inconnaissables avec les pauvres moyens du bord dont nous disposons.
Campbell utilise l’expression du masque de Dieu en référence aux nombreuses déités des mythologies de tous temps et de toutes cultures (Zeus, Indra, Isis, Yahweh…) comme manifestations locales du divin.
Car pour Joseph Campbell, l’être transcendant puise à la même source, au-delà de toutes pensées et conceptions singulières, au-delà de la personnalité des déités culturelles.
Par l’un ou l’autre de ces dieux locaux, chaque individu est capable d’approcher le plus grand des mystères.
Alors que le masque est figé dans l’éternité, il n’est pas opaque. L’éclat de la transcendance resplendit à travers le masque.
Voici ce qu’en dit Joseph Campbell :
Car, en effet, dans le monde primitif où devraient être cherchées les origines de la mythologie, les dieux et démons ne sont pas conçus comme des réalités concrètes et réelles.
Ils peuvent se trouver en deux ou plusieurs endroits différents, dans une mélodie par exemple ou dans la forme d’un masque traditionnel.
Et quelque soit sa manifestation, l’influence de sa présence est toujours la même. Le fait qu’il soit démultiplié ne le réduit pas.
Dans la plupart des cultures, porter un masque lors d’une cérémonie sacrée, cela signifie s’approprier et canaliser des énergies qui transcendent la personnalité individuelle. Dans le temps et l’espace sacré de la cérémonie, l’individu disparaît.
De plus, le masque de ces rituels festifs est révéré et vécu comme une véritable apparition de l’être mystique qu’il représente. Certes, on sait que le masque est l’œuvre d’un artisan et qu’un être humain le porte.
Mais, durant tout le temps du rituel, celui qui porte le masque spécifique au rite est identifié comme le dieu. Il ne représente pas le dieu. Il est le dieu.
Un intermédiaire entre deux états
Les masques servent d’intermédiaires entre la communauté des hommes et les pouvoirs qui transcendent l’individu.
Ainsi les danseurs masqués et costumés chez les indiens Hopis et Zuñis du Nouveau-Mexique et de l’Arizona qui incarnent les esprits Katchina. Pour Claude Lévi-Strauss, ce mythe des Katchina, rappelé lors de fêtes rituelles, serait un rite d’initiation, donc, effectivement, de passage d’un état à un autre. Et ce sont évidemment des masques sacrés.
Voyez ce mythe fondateur de la création du monde chez les Apaches. Au commencement, rien du monde que nous connaissons n’existait. Tout était obscurité, eaux et tempêtes violentes. C’était le chaos même s’il n’était pas ainsi formulé.
Aucun être humain existait. Seuls les Hactcin, les dieux masqués, des êtres surnaturels (nommés Hactcin dans la langue et la culture Apache Jicarilla) existaient.
Parmi eux, on distinguait des esprits noirs et d’autres blancs. Le monde dans lequel ces esprits vivaient était sombre et aucune créature vivante n’y avait sa place.
Les Hactcin possédaient néanmoins tout le matériel nécessaire pour créer le Grand Tout.
Ils commencèrent donc par créer la Terre, puis les Enfers et enfin le Ciel. C’était le Grand Tout. Ils firent la Terre sous la forme d’une femme qu’ils appelèrent Mère. Et ils firent le Ciel sous la forme d’un homme qu’ils appelèrent Père.
Avec de l’argile, l’Hactcin Noir (Black Hactcin) modela un animal à quatre pattes et tous les animaux provinrent de cet être originel du monde. En ces temps immémoriaux, tous les animaux parlaient le Jicarilla, le langage Apache.
Avec de la boue, l’Hactcin Noir modela un oiseau qu’il lança dans le Ciel et d’innombrables oiseaux furent créés. Mais les animaux s’ennuyèrent et demandèrent à l’Hactcin Noir de créer l’homme. Et ainsi l’homme fut créé. Alors les animaux demandèrent à l’Hactcin Noir de donner une partenaire à l’homme. Et ainsi la femme fut créée.
Toutes ces choses advinrent dans les Enfers car c’est là où vivait les Hactcin. En ces temps, il n’y avait ni soleil, ni lune. Alors l’Hactcin Noir et l’Hactcin Blanc tirèrent de leur sac magique une petite lune et un petit soleil.
Ils grossirent entre les paumes des esprits Hactcin et ceux-ci les placèrent dans le Ciel. Et le Monde fut créé.
La nature humaine étant ce qu’elle est, la vision de ces corps célestes créa des disputes (en particulier chez les chamanes qui revendiquaient la création de ces astres). Bien vite, ce furent de véritables communautés qui prétendaient avoir créer ces choses célestes et qui commencèrent à se battre pour en réclamer le privilège.
Ces disputes misérables mirent les Hactcin en colère et ils décidèrent de punir ces orgueilleux humains. Alors les esprits Hactcin firent disparaître le soleil et la lune et exigèrent des chamanes de faire réapparaître ces astres du jour et de la nuit.
Mais cela était impossible aux humains, même à leurs chamanes. Ce n’est seulement qu’après nombre d’épreuves et d’échecs que les esprits acceptèrent de rendre aux êtres humains le soleil et la lune.
D’autres dieux ou esprits masqués
La Société des Faux-Visages aussi nommée masques Ga’goh’sah chez les Iroquois utilisés dans les rituels curatifs, les masques cérémoniels des Yupiks (des indigènes qui vivent sur la moitié sud de la côte ouest de l’Alaska).
En Papouasie située en Nouvelle-Guinée occidentale, à chaque nouvelle lune, la tribu Tolai se livrent à des danses rituelles appelées Duk Duk ou Tubuan. Le Duk Duk est un esprit mâle et le Tubuan est un esprit femelle. Bien que Tubuan soit féminine, son costume est toujours porté par un homme.
Duk Duk n’a pas de visage. Tubuan possède des yeux ronds et des lèvres en forme de croissant. Tous deux ont un corps feuillus et des têtes en forme de cônes. Bien que le rituel les expose, les Duk Duk sont une société secrète que seuls les hommes peuvent rejoindre. Ils ont des signes qu’ils sont seuls à reconnaître et leurs propres rituels.
Toutes ces images nous parlent encore aujourd’hui. Elles sont des métaphores. Pour Joseph Campbell, ces métaphores suggèrent la réalité sous l’aspect visible. Et comme c’est une réalité que nous ne pouvons saisir avec nos sens, la métaphore nous permet alors à travers ce masque de Dieu (quel qu’il soit) d’apercevoir l’éternité.
Goethe que Campbell cite souvent pensait que le monde phénoménal (celui qui est à notre portée) n’est rien d’autre qu’une métaphore.
Arthur Schopenhauer (que Joseph Campbell cite aussi très souvent) ajoute que dans tous ces phénomènes, il y a une essence et une seule qui se manifeste, qui apparaît sous une multitude de formes.
Et cette diversité ne dénature pas cette essence, ne la détruit pas. L’essence ne commence ni ne finit dans aucune forme, aussi diverses et variées que ces formes nous sont données.
Le transcendant se montre et rayonne à travers les déités. Mais aussi à travers nous. A travers ces choses spirituelles que nous connaissons et c’est par la métaphore que nous pouvons les connaître.
Le transcendant est un. Hors du transcendant, nous sommes dans un monde d’opposés.
Mâle et femelle ou femelle et mâle. Toute opposition se présente dans un sens ou l’autre et la signification diffère selon l’ordre des termes tel le chiasme (bonnet blanc et blanc bonnet, par exemple).
L’arbre de la connaissance n’est pas seulement le bien et le mal mais aussi mâle et femelle, ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, la lumière et les ténèbres.
Tout ce qui est du domaine du temps est duel : le passé et le futur, la vie et la mort. Notez qu’en donnant la vie, on donne la mort aussi puisque la nature humaine est finitude.
L’être et le non-être, ce qui est et ce qui n’est pas.
Le masque de Dieu, le masque d’éternité
Dans la Trimūrti, le masque de Dieu ou d’éternité est au centre. Les figures de droite et de gauche représentent deux opposés. Ces opposés sont inséparables. Ils se présentent toujours comme une paire.
Notre esprit naturellement se pose sur le côté du bien en jugeant ce que nous pensons être mal. Héraclite a dit que pour Dieu toutes choses sont bonnes, droites et justes.
Mais pour l’être humain, certaines choses sont justes et d’autres ne le sont pas. L’homme discerne là où Dieu ne discerne pas.
L’être humain est un être temporel. L’éternité consiste à fusionner les deux termes opposés. Pour Campbell, le bien et le mal sont simplement des apparitions temporelles, séculières.