[Venise 2020] “Listen” d’Ana Rocha De Sousa

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De quoi ça parle?

Du combat d’un père et d’une mère pour récupérer leurs trois enfants, qui leur ont été retirés brutalement par les services sociaux.

Jota et Bela ont quitté le Portugal pour l’Angleterre, où ils espéraient une vie meilleure.  Mais sur place, ce n’est pas vraiment l’Eldorado espéré. Bela est femme de ménage et accumule les missions sous-payées, probablement au noir. Jota a un travail régulier, mais son employeur tarde trop souvent à lui verser son salaire. Dans ces conditions, les fins de mois sont très difficiles, notamment pour les enfants. L’aîné, Diego, est en pleine croissance – et en pleine crise d’adolescence. La petite dernière, Jessie, n’a que quelques mois et nécessite toute l’attention qu’un bébé exige. La cadette, Lu, une petite fille de huit ans, est sourde-muette et est scolarisée dans un établissement spécialisé. Pour nourrir tout ce petit monde, Bela est souvent obligée de voler de la nourriture au supermarché local. Elle est prête à tout pour subvenir aux besoins de ses enfants. Jota assure aussi son rôle de père, aimant et attentionné. Alors, ils se disent que ce n’est qu’une mauvaise passe, que les choses vont s’améliorer, même s’ils sont encore dans le collimateur des services sociaux.

Mais suite à un incident à l’école, l’éducatrice de Lu constate que l’enfant présente de nombreux bleus sur le corps. Elle le signale donc aux autorités, qui entament illico une procédure de retrait de l’autorité parentale. Malgré les protestations de leurs parents, Diego, Lu et Jessie sont emmenés dans un foyer, loin de leurs parents, qui se retrouvent totalement désemparés face à la situation et à la complexité du système judiciaire britannique. On ne les tient guère au courant de l’évolution du dossier et ils ne bénéficient que de rares occasions de parler avec leurs enfants, et encore, sous étroite surveillance. Impossible de leur parler dans leur langue maternelle, ni leur exprimer à quel point ils leur manquent, car les autorités y verraient une tentative de manipulation avant le passage devant la cour de justice. On interdit également à Bela d’utiliser la langue des signes avec Lu. C’est pourtant le seul moyen de communiquer avec la fillette, qui se retrouve complètement coupée du monde. Chaque entrevue avec les services sociaux génère de la tension, de la crispation, ce qui n’arrange pas vraiment les affaires du couple, considéré comme inapte à s’occuper correctement d’une famille.

Jota et Bela trouvent du soutien auprès d’Ann Payne, une ex-assistante sociale qui combat aujourd’hui les dérives du système et notamment les procédures d’adoption forcées. Le temps presse, car Diego, Lu et Jessie peuvent être placés à tout moment dans une famille d’accueil, et dans ce cas, tout espoir de retour à la normale serait impossible.

Pourquoi on ne reste pas sourd à ce film?

Parce que c’est du cinéma social dans sa forme la plus pure, la plus sobre.

Le format, assez court (1h15), va à l’essentiel, sans fioritures, sans artifices de mise en scène. Les problématiques sont posées rapidement et efficacement. La cinéaste, Ana Rocha De Sousa présente en quelques plans ses personnages et leur quotidien compliqué, et passe rapidement au coeur du sujet avec la scène de l’intervention des services sociaux, brutale, éprouvante et déchirante. Jota (une vraie révélation, tout en nuance et en sensibilité) et Bela (Lucia Moniz – la petite fiancée de Colin Firth dans Love actually – formidable dans ce rôle de mère meurtrie) tentent de s’opposer en vain aux policiers qui sont venus leur retirer leurs enfants, sous le regard dédaigneux du responsable des services sociaux.

A partir de là, le film adopte le point de vue de ces parents confrontés à leur pire cauchemar – être brutalement séparés de leurs enfants. Il montre leur détresse et leur abattement face à cette situation qui les dépasse, leur impuissance face à la machine socio-judiciaire qui a décidé de broyer leur famille. On leur dit de ne pas sombre dans la dépression, de rester combatifs et dignes s’ils veulent avoir une chance de récupérer leurs enfants. Mais comment ne pas avoir le cafard quand on vous a arraché de force ceux que vous aimez et que vous n’avez aucune nouvelle d’eux? Comment rester digne quand on vous traîne ainsi dans la boue, vous accusant de ne pas être de bons parents, ou pire, de maltraiter vos enfants? Comment se battre contre ceux qui représentent l’Etat, les autorités, les services sociaux? Où trouver le soutien escompté? Evidemment, personne ne se bouscule pour aider deux immigrés sans le sou – fussent-ils membres de l’Union Européenne, comme les britanniques à l’époque.

L’administration reste sourde à leurs protestation, ne leur donne jamais vraiment leur chance de s’expliquer ou de se défendre. Quand ils constatent que la petite fille est sourde-muette, aucun des assistants sociaux n’a l’idée d’aller chercher un interprète en langue des signes pour dialoguer avec l’enfant, connaître sa version des faits. Ils appliquent bêtement la procédure, insensibles au sort de cette famille et aux souhaits des enfants. L’image des services sociaux britanniques n’en sort pas vraiment grandie.
Pour autant, le film n’est pas si manichéen. Il est forcément très critique parce qu’il s’agit ici d’une injustice flagrante, aux conséquences dévastatrices. Mais en même temps, les services sociaux font leur travail, qui est de protéger les intérêts des enfants. Ici, il y a une détresse économique indéniable, doublée de soupçons très forts de maltraitance. Dans ce cas, le protocole exige un retrait immédiat d’autorité parentale et un placement d’urgence en famille d’accueil. La façon d’interdire aux parents de communiquer avec leurs enfants semble brutale, injuste, mais dans bien des cas de maltraitance, les enfants peuvent être manipulés par leurs bourreaux. Personne ne peut vraiment reprocher à ces agents sociaux d’appliquer les règles. A la rigueur, on pourrait juste condamner leur manque d’empathie envers les parents, leur manque de recul face à la situation.

En revanche, la cinéaste s’insurge clairement contre la rapidité avec laquelle les enfants sont placés en famille d’accueil, sans possibilité de revenir en arrière. Elle dénonce ce système social qui permet à des familles aisées d’adopter facilement – et prioritairement, grâce à de généreuses “donations” – des enfants pauvres, sans jamais essayer d’aider les parents biologiques à s’en sortir. Car la vraie injustice est là : Comment, dans un pays civilisé et opulent comme l’Angleterre, réputé pour son faible taux de chômage, peut-on laisser des individus vivre dans des conditions pareilles? Jota et Bela n’ont pas d’autre choix que de vivre dans un appartement minuscule, humide et défraîchi, où ils cohabitent avec leurs trois enfants, petits et grands. L’aîné doit prendre son bain dans de l’eau froide. La fillette doit se contenter de jouets faits maison, en carton.
Bela a honte de devoir aller voler des victuailles au supermarché. Elle n’a jamais été malhonnête, mais là, elle n’a pas le choix. Elle doit nourrir ses proches.
Elle éprouve le même embarras quand l’audioprothésiste lui demande un bulletin de paie pour faire la demande d’un nouvel appareil auditif pour sa fille. Quel bulletin de paie? Elle travaille, oui, mais ses employeurs ne la déclarent pas… Ni elle, ni son mari ne sont des parasites sociaux. Ils ont une activité, sont volontaires et motivés. Ce n’est pas de leur faute s’ils n’obtiennent que des salaires de misère. Que font les services sociaux pour les protéger, pour leur trouver de vrais emplois, leur garantir un logement correct ? Rien, et ce, depuis des années, puisque tout ceci, Ken Loach le dénonçait déjà dans son Ladybird, il y a plus de vingt-cinq ans. En Angleterre, la fracture sociale s’agrandit et l’horizon s’obscurcit pour des milliers de “petites gens”.

La solution passe peut-être par la fuite, l’exil, vers des pays pas forcément mieux lotis au niveau des emplois et de la situation économique, mais où on traite un peu mieux les individus.
Le dernier plan est évocateur. La famille de Jota et Bela, du moins ce qu’il en reste, retourne au Portugal. Elle quitte la scène par une sortie de secours, à n’utiliser qu’en cas d’incendie. Ici, il s’agit bien d’un incendie social, qui ravage l’Angleterre, mais aussi d’autres pays qui reposent sur le même système, injuste et brutal.
La porte se referme alors que résonnent les mots de la chanteuse portugaise Nessi Gomes (1), qui nous laissent tremblants d’émotion et de colère.

“I will throw my head into the fire
(…) It will burn me, burn me
I will collapse into great despair
Since no prayer’s been answered and there’s absence everywhere”

(1) : “Hold my hand” – paroles et musique Vanessa Rodrigez Gomes et Lino Hermesh, interprétée par Nessi Gomes / copyright Vanessa Rodriguez Gomes Hermesh & Nessi Gomes


Autres avis sur le film :

« Film social assez implacable, « Listen » possède une mise en place solide, (…) et propose aussi quelques moments de tension des plus immersifs. »
(Olivier Bachelard – Abus de ciné)

« Heartfelt but heavy-handed »
(Leslie Felperin – The Hollywood reporter)

Crédit photos : Oficial stills fournies par La Biennale di Venezia