“Lux Æterna” de Gaspar Noé

Par Boustoune

Dans Climax, Gaspar Noé mettait en scène une fête qui tournait au cauchemar, à l’hystérie collective. Dans Lux Æterna, c’est un peu le même principe, sauf que c’est un tournage de film qui vire à l’apocalypse.

On suit Béatrice Dalle et Charlotte Gainsbourg, dans les rôles de Béatrice Dalle, ex-actrice star qui passe à la réalisation avec un film arty sur la sorcellerie, et Charlotte Gainsbourg, actrice choisie pour incarner la sorcière qui finit brûlée sur le bûcher. Au début, tout semble se passer pour le mieux. Béatrice accueille Charlotte et passe un petit moment à discuter avec elle au coin du feu. Les deux femmes parlent un peu d’elles et de leur conception du cinéma, se racontent de vraies anecdotes de tournage. La star de 37,2° le matin parle de son expérience sur le tournage de La Sorcière de Marco Bellocchio, où elle finissait brûlée vive. Celle de La Bûche se remémore comment un jeune acteur inexpérimenté lui a éjaculé sur la jambe lors d’une scène de lit. L’ambiance est alors cosy, détendue. L’image est relativement unifiée, même si la division est déjà là, via le procédé de split screen.

Puis des personnes de l’équipe déboulent dans la pièce et la frénésie du tournage commence à prendre possession des lieux et des deux femmes. Charlotte est kidnappée par l’assistante pour aller se préparer pendant qu’un jeune auteur lui colle aux basques pour lui pitcher le scénario de son futur long-métrage. Béatrice est hélée par les techniciens qui lui demandent des précisions pour la préparation de la fameuse scène de bûcher. Dans une pièce voisine, les producteurs envisagent de virer la réalisatrice, car ils estiment qu’elle ne maîtrise rien sur le plateau. Le tournage prend plus de temps que prévu et s’avère être un véritable gouffre financier.

Il est vrai que sur le plateau, le chaos règne. Les actrices étrangères font la gueule, soit parce qu’elles en ont marre d’attendre des heures avant de tourner, soit parce qu’elles doivent porter des tenues trop légères. Les techniciens râlent parce qu’ils manquent d’instructions. Dans l’ombre, le chef op’ attend son heure pour reprendre le contrôle du film. Depuis le début, le courant ne passe pas avec la réalisatrice et ils sont en conflit ouvert. Alors, il y a de l’électricité dans l’air. Béatrice Dalle gueule sur cette équipe de branquignols qui chouine pour un rien, mais n’est pas fichue d’être en place pour les répétitions. Les producteurs, eux, crient sur leur réalisatrice, qu’ils supportent de moins en moins. Elle feint de les ignorer superbement. “Respectez-nous!”, lui intime un des Dupondt de la production. “Commencez par être respectables!” lui rétorque la Dalle, en roue libre.

Cette agitation met tout le monde à cran, à commencer par les assistantes. Celle qui s’occupe de Charlotte lui met la pression pour qu’elle aille au plus vite sur le plateau. De plus en plus de personnes s’agglutinent autour d’elle : la maquilleuse, les costumiers, les accessoiristes. un coiffeur qui passe son temps à lui choucrouter les cheveux avec ses sales pattes, sans oublier les fâcheux en tout genre, le jeune auteur essaie toujours de la convaincre de jouer dans son futur “chef d’oeuvre” et un journaliste amateur, entré là par on ne sait quel stratagème, qui fait le forcing pour l’interviewer. L’enfer!

L’espace devient étouffant, suffoquant. On a l’impression que l’image est prise d’assaut par des cohortes de personnages parasites, que la folie s’immisce par tous les interstices du récit, comme c’était le cas dans le chalet de Climax ou dans la fin de Mother d’Aronofsky. Alors forcément, tout cela ne peut que mal finir… Quand le tournage commence, l’image se met à clignoter, alternant les couleurs rouges, bleues et vertes, de plus en plus frénétiquement, jusqu’à effacer totalement les personnages pris dans ce bûcher visuel. Un son strident vient couvrir les hurlements de colère des uns et des autres, la voix du chef op’ illuminé, les suppliques de Charlotte Gainsbourg qui veut être détachée, sortir de ce cauchemar.

Si Béatrice Dalle perd le contrôle de son film, Gaspar Noé reprend totalement le contrôle du sien et entraîne le spectateur dans un véritable trip expérimental, entre souffrance physique et extase cérébrale, au bord de la crise d’épilepsie. Il nous convie à une sorte de séance d’hypnose collective menée à coups de rythmes binauraux, visuels et sonores, qui tente de convertir un public hérétique à une conception quasi-mystique et religieuse du septième art. L’expérience porte en effet les évangiles des grands cinéastes qui ont inspiré et ensorcelés Gaspar Noé : Carl Theodor Dreyer, Benjamin Christensen – réalisateur de l’inclassable Häxan – , Jean-Luc Godart, Luis Bunuel…

L’expérience est éprouvante. Elle nous laisse vidés, carbonisés, un peu déprimés à l’idée de voir le cinéma ainsi agoniser, victime de formats stéréotypés, de projets bancals aux mains de financiers plutôt que d’artistes. Mais on en sort aussi régénérés, purifiés par cette flamme qu’un auteur comme Noé est encore capable d’insuffler à ses films atypiques, surprenants et provocants. On aime ou on n’aime pas. On supporte ou non – surtout si on est sujet à l’épilepsie. Mais avec lui, on sait qu’on ne va pas voir un objet cinématographique banal et consensuel. C’est ce qui fait sa singularité et ce qui lui donne une place importante dans le cinéma français contemporain.

Crédits photos : copyright UFO Distribution


Lux Æterna
Lux Æterna
Réalisateur : Gaspar Noé
Avec : Béatrice Dalle, Charlotte Gainsbourg, Abbey Lee, Claude-Emmanuelle Gajan Maull, Clara Deshayes, Félix Maritaud, Frédéric Cambier, Karl Glusman
Origine : France
Genre : Trip épileptique cauchemardesque et expérience de cinéma purificatrice
Durée : 51 mn
Date de sortie France : 23/09/2020
Contrepoint critique :
“On en réchappe à la fois lessivé et guère plus convaincu que ce cinéma de sensations fortes doive nécessairement envisager son spectateur en cobaye.”
(Sandra Onana – Libération)