De quoi ça parle?
D’une actrice vieillissante (Tilda Swinton) qui vient d’être abandonnée par son amant. Seule dans son appartement, elle attend que l’homme vienne chercher ses affaires, récupérer son chien et qu’il ait le courage de lui faire ses adieux face-à-face. Après quatre ans de passion, elle mériterait bien cela.
Il finit par l’appeler après trois jours d’attente. Elle lui parle tout d’abord calmement, raisonnablement, mais peu à peu, elle libère également sa colère, sa frustration, son envie d’en finir avec cette relation et de cette vie pesante qui est la sienne.
Pourquoi on adore?
Parce que Pedro Almodovar accomplit ici un rêve de jeunesse : adapter à l’écran la courte pièce de Jean Cocteau, “La Voix humaine”.
Il avait déjà souhaité réaliser ce film dans les années 1980, mais avait été amené à renoncer, devant l’impossibilité de signer un long-métrage à partir du matériau d’origine, un monologue d’environ 40 minutes. A la place, il avait brodé autour de la pièce et imaginé l’histoire de Femmes au bord de la crise de nerfs, son premier succès international, présenté à la Mostra de Venise en 1988 et primé par un prix du scénario mérité.
Pendant le confinement, le cinéaste espagnol a eu l’envie de relancer ce vieux projet, de le filmer d’une traite, avec la complicité de Tilda Swinton, et de le monter rapidement pour une projection à la Mostra de Venise, pour “boucler la boucle” en beauté. Mais là encore, il prend quelques libertés avec la pièce originale. Déjà, il ne respecte pas le texte à la lettre. Il le place dans un contexte plus moderne, le centre autour d’une actrice sur le déclin (le personnage, pas Tilda Swinton) et surtout, il l’ampute d’une bonne partie de son contenu au profit d’une représentation plus visuelle des émotions qui traversent le personnage. Ici, on est au cinéma, pas au théâtre. Si le texte reste évidemment au coeur du récit, un fil conducteur pour expliciter la situation, c’est avant tout par sa mise en scène que le cinéaste nous communique la détresse du personnage. Ses élégants mouvements de caméra, ses alternances de plans larges et de gros plans, permettent d’aller saisir les moindres tressaillement de l’âme du personnage.
Le décor dans lequel évolue le personnage est également très cinématographique. C’est à la fois un appartement qui semble réel et le studio de cinéma où cet appartement a été reconstitué. Le personnage passe de l’un à l’autre, abolissant les frontières entre fantasme et réalité, vérité et fiction. La caméra virevolte dans ce décor, utilisant à fond tous les ressorts du cinéma de genre pour mieux nous faire vivre cet étrange “thriller sentimental et introspectif”.
Déjà, il y a un prologue, délectable, qui flirte avec la comédie horrifique. Le personnage central, hyper chic, en tailleur bleu, grandes lunettes noires évoque un peu, avec sa coupe garçonne, le David Bowie des Prédateurs, une sorte de vampire moderne. Elle déambule dans une quincaillerie en quête… d’une hache haut de gamme. On se doute bien, vu son élégance, qu’elle ne compte pas aller couper des arbres dans sa propriété. Non, l’usage risque d’être un peu plus… sanglant. D’ailleurs, Almodovar multiplie les touches de rouge écarlate à l’écran, dans les tenues de Tilda Swinton, sur les objets, sur les murs…
Bien vu! Un peu plus tard, elle démembrera l’homme qui la fait souffrir. Ou du moins sa représentation – son plus beau costume, posé sur le lit. Un geste un peu fou, mais vain. L’homme n’est pas là. Il ne reviendra pas. C’est plus pour le personnage de l’actrice que l’on a peur, car elle pourrait très bien, dans un geste désespéré, retourner cette pulsion de mort contre elle-même. Elle n’est pas le prédateur, elle est la proie, vampirisée par cet amant qui lui a volé ses plus belles années et l’abandonne, exsangue et vidée de toutes ses larmes.
La mise en scène joue sur le décalage entre l’apparente maîtrise de soi du personnage, le ton souvent posé de sa voix au téléphone, son chic apparent, en toute circonstance, avec ce que l’on pressent de son bouillonnement intérieur, fait de colères, de larmes, de frustration et de dépit, mais aussi de sa peur de la solitude, dans un milieu où la jeunesse éclipse rapidement les actrices plus âgées, jadis adulées mais inexorablement condamnées à l’oubli. Les plans larges où l’actrice semble perdue dans le studio gris et sombre s’opposent aux plans rapprochés, où la froideur du décor est réhaussée de petites touches de couleurs élégantes, évocatrices de la flamme qui brûle encore au coeur de ce personnage, sa folie contenue et prête à se libérer.
Evidemment, Tilda Swinton contribue également beaucoup à la réussite du film. Peu d’actrices seraient capables d’apporter la profondeur voulue à ce personnage universel, et d’ailleurs, peu s’y sont essayées, surtout des immenses actrices, comme Simone Signoret et Ingrid Bergman ou, chez les actrices transalpines, Anna Magnani, Ornella Mutti et Sophia Loren. Mais on ne voit pas vraiment qui d’autre que Tilda Swinton aurait pu jouer dans cette version-là de la pièce, être en symbiose totale avec l’univers de Pedro Almodovar. Elle nous captive de bout en bout avec son jeu tout en retenue, sa voix fatiguée,vibrante d’émotion, ses accès de folie.
D’habitude, on peste contre les films trop longs, ennuyeux et poussifs. Ici, on est presque frustrés que cela soit si court (30 mn). Puisque le monologue de la pièce a été largement amputé de son contenu et que le film utilise un langage essentiellement visuel et cinématographique, il y aurait peut-être eu matière à une oeuvre plus longue. En tout cas, c’est un condensé de plaisir cinématographique, où le cinéaste espagnol et l’actrice écossaise donnent le meilleur d’eux-mêmes, comme reboostés par la crise du COVID-19 et la période de confinement forcé.
Cerise sur le gâteau, Almodovar nous offre l’un des génériques les plus inventifs depuis des lustres, utilisant des objets mécaniques et des outils pour représenter les lettres composant le titre et les noms des membres de son équipe.
Avec toute la puissance de notre voix, on crie “Bravo!”…
Autres avis sur le film
”Ce court métrage que l’on peut qualifier d’expérimental séduit par son ton passionné et son héroïne excessive, tout à l’image de l’univers de son auteur”
(Olivier Bachelard – Abus de ciné)
”Simplemente ¡MA-RA-VI-LLO-SO!”
(@Butacaybutacon sur Twitter)
Crédits photos : El Deseo D.A., S.L.U. Fotógrafo Fernando Iglesias