[Namur 2020] “Heidi en Chine” de François Yang

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De quoi ça parle ?

D’une octogénaire qui a vécu toute sa vie coupée de sa famille- son père, ses deux frères aînés, son demi-frère et sa demi-sœur, parce qu’elle a grandi et vécu en Suisse tandis qu’eux étaient en Chine.
De leurs retrouvailles, des années plus tard.

Pourquoi le film atteint des sommets (alpins) d’émotion ?

Déjà  parce que l’histoire de cette fratrie, liée à la grande Histoire et notamment à celle de la Chine, est assez hors du commun.
Leurs parents ont quitté la Chine à la fin des années 1930 pour s’installer quelques temps à Paris, puis en Suisse, afin que le père puisse soutenir une thèse en philosophie. Ils ont emmené leur fils aîné, Jean, mais laissé derrière eux le fils cadet, confié aux bons soins de sa tante. Heidi, la benjamine – prénommée ainsi non pas en hommage à l’héroïne créée par Johanna Spyri, mais parce que cela signifie “herbe marine” en chinois – est née pendant cette parenthèse européenne qui a duré plus longtemps que prévu.

La Seconde Guerre Mondiale a rendu tout retour au pays impossible avant 1946. Entre-temps, la mère de famille est décédée et le père a dû se résoudre à retourner en Chine sans Heidi, en lui promettant de revenir la chercher très vite. Mais le temps a passé. Mao a pris le pouvoir, compliquant les déplacements entre l’empire du milieu et le reste du monde. Heidi a été adoptée et a grandi en Suisse, loin des siens. Son père a refait sa vie. Il s’est remarié et a eu deux enfants. Finalement, il n’est jamais revenu chercher Heidi. Il lui a juste écrit de temps en temps, histoire de ne pas perdre le contact. Plusieurs années après, Heidi a eu l’occasion de passer quelques jours en Chine, retrouver ses frères et rencontrer ses demi-frères et demi-soeurs, mais la distance n’a pas permis aux uns et aux autres de beaucoup se fréquenter, même s’ils ont gardé le contact.

Aujourd’hui octogénaire, Heidi décide d’effectuer à nouveau le voyage en compagnie de son fils, avec pour objectif d’en savoir un peu plus sur sa famille et sur les raisons qui ont poussé son père à l’abandonner.
Avant de partir, elle passe voir Jean, qui s’est lui aussi installé en Suisse après plusieurs années passées en Chine. Elle cherche à en savoir plus sur la période où il a vécu seul avec son père, en 1946, mais, comme à son habitude, son frère aîné ne se montre guère loquace. Il ne souhaite plus aborder ces années de sa vie, le retour en Chine, la vie avec son père et sa nouvelle famille.

Sur place, Heidi retrouve ensuite son autre frère, qui partage une douleur similaire à la sienne. Elle n’a pu profiter de ses proches que pendant sa petite enfance. Lui a grandi loin de son père, de sa fratrie, et n’a que très peu connu sa mère. Même au retour de leur père, il n’a eu que peu de contact, à cause de l’éloignement des villes chinoises.

Puis la vieille dame passe saluer sa demi-soeur, qui lui donne quelques bribes d’informations sur le quotidien avec leur père et sa seconde épouse, toujours insuffisantes pour cerner le personnage et expliquer son abandon…

A ce moment, on se dit que si l’histoire de cette fratrie est assez hors normes, le film, lui, ne l’est pas vraiment. La caméra de François Yang capte sagement les échanges entre sa mère et ses oncles et tantes, discussions assez banales et un brin répétitives.

Mais la dernière visite vient complètement changer la donne. Heidi rend visite à son demi-frère, le petit dernier de la fratrie, qu’elle a très peu connu. L’homme semble d’abord aussi fermé que les autres, mais il finit par se lâcher et dévoiler le véritable destin de leur père. Son épouse et son fils tentent illico de mettre fin à l’entretien, l’enjoignent de ne pas trop en dire face à la caméra, mais l’homme s’en moque. “Le film ne sera pas diffusé ici, de toute façon”. Il éprouve le besoin de parler, de se libérer lui aussi des maux qui ont frappé cette famille depuis des années, de mettre des mots sur les causes de leur malheur : le régime totalitaire de Mao, la Révolution Culturelle.

Heidi n’a pas été réellement abandonnée. Si son père n’est pas revenu la chercher, c’est pour la protéger, pour lui épargner ce que ses frères et lui ont vécu. En revenant de l’étranger, après la guerre, il a été soupçonné d’espionnage par le Parti Communiste Chinois. Ses enfants et sa seconde épouse ont vécu constamment sous le harcèlement de la milice et des services secrets. Son père a subi le programme de rééducation des intellectuels lors de la mise en place des purges, au début de la Révolution Culturelle. Il ne s’en est jamais vraiment remis. Jean en a également fait les frais et ce n’est pas un hasard s’il cherche aujourd’hui à oublier ce passé douloureux. La demi-soeur et le demi-frère d’Heidi ont eux aussi souffert des méfaits du “Grand Timonier”, qui a brisé leur famille, poussant leur mère vers la folie et les privant de leur père pendant près de dix ans.

La révélation est bouleversante, déchirante. L’homme finit par laisser couler des larmes trop longtemps retenues, laisse s’envoler le sentiment de culpabilité qui l’a hanté des années durant.
Le plus terrifiant, c’est de constater que, plus de quarante ans après la mort de Mao Zedong et la fin de cette période sombre de l’histoire de la Chine, les citoyens chinois n’osent toujours pas exprimer leur rage, leur colère et leur chagrin. Même dans le cadre restreint du cercle familial. Ils vivent et vivront toujours dans la peur de ce régime totalitaire, qui réprime durement toute critique, verrouille toute opinion contraire à l’idéologie officielle.

Heidi, finalement, a peut-être eu de la chance de ne pas avoir grandi en Chine, dans ces conditions extrêmement difficiles. Mais elle se sera toujours senti considérée comme une étrangère, en Suisse, son pays adoptif, comme en Chine, sa terre natale, et se sera sentie étrangère à elle-même, amputée d’une partie de sa vie, de sa chair. Elle est elle aussi une victime et une survivante, magnifique et digne.

Autres avis sur le film :

”Un émouvant documentaire passant de l’intimité d’une famille à la révolution culturelle”
(Stéphane Gobbo – Le Temps)

Crédits photos : Affiche Copyright Box Production – Image tirée du film fournie par le FIFF de Namur