[SƎANCES FANTASTIQUES] : #20. Kairo (回路)

Par Fuckcinephiles

© Euripide distribution

Parce que les (géniales) sections #TouchePasAMes80s et #TouchePasNonPlusAMes90s, sont un peu trop restreintes pour laisser exploser notre amour du cinéma de genre, la Fucking Team se lance dans une nouvelle aventure : #SectionsFantastiques, ou l'on pourra autant traiter des chefs-d'œuvres de la Hammer que des pépites du cinéma bis transalpin, en passant par les slashers des 70's/80's ; mais surtout montrer un brin la richesse d'un cinéma fantastique aussi abondant qu'il est passionnant à décortiquer. Bref, veillez à ce que les lumières soient éteintes, qu'un monstre soit bien caché sous vos fauteuils/lits et laissez-vous embarquer par la lecture nos billets !

#20. Kaïro de Kurosawa Kiyoshi (2001).

Kaïro est tourné en 2000. L'année est celle de l'arrivée de l'ADSL au Japon. L'époque où les connexions internet se font progressivement une place dans les foyers, sans être encore apprivoisées par tous. En ce début de millénaire, le monde amorce un changement de visage, et c'est de cette appréhension existentielle que Kurosawa Kiyoshi s'empare pour nourrir l'un de ses chef-d'œuvres. Ainsi, avant même de parler d'un film d'horreur, il serait sans doute plus juste de parler d'un film eschatologique, tant l'angoisse qui l'imbibe est celle de l'effacement de la civilisation.

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Kaïro (回路), en japonais, désigne un circuit électrique : c'est celui des ordinateurs qui va, à l'insu de ses utilisateurs, les connecter non seulement entre eux, mais également aux morts. C'est la théorie que défend l'un des personnages : l'Au-delà ayant atteint sa limite, il se met à déborder dans le monde des vivants, la technologie ayant rendu poreuse la frontière entre les deux. Les esprits commencent alors à s'inviter sur Terre, d'abord piégés au sein d'écrans comme autant de détenus captés par une caméra de surveillance, avant de grignoter peu à peu les espaces clos dans lesquels les mortels tenteront en vain de les confiner. C'est que les défunts ne font pas qu'étendre leur territoire, mais corrompent aussi, par contamination métaphysique, ceux à qui ils apparaissent. Affligés d'un inextinguible sentiment de solitude qui les pousse à fuir la compagnie de leurs semblables, ces derniers finissent par se suicider ou, à défaut, se recroqueviller contre un mur jusqu'à se muer en une tache sombre à silhouette humaine. Ainsi, au fur et à mesure qu'elle se remplit des morts, la planète se vide des vivants, qui s'évaporent en ne laissant derrière eux, comme dernier vestige de leur passage, que ce portrait de suie qui n'est pas sans rappeler les ombres que les bombes atomiques ont gravé dans la pierre d'Hiroshima et de Nagasaki.

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Le synopsis interpelle, mais ne peut entièrement rendre justice au film tant celui-ci brille également par sa maîtrise formelle. L'effroi qui en émane n'est jamais une peur brusque face à l'agression des sens, ni un haut-le-cœur face à la violence, ni même le dégoût face au monstrueux. C'est une inquiétude sourde, poisseuse, qui doit beaucoup au grain de l'image et à sa colorimétrie d'un jaunâtre claustrophobique, typique des thrillers fantastiques de Kurosawa. Pourtant, ce qui frappe le plus est la manière dont chaque apparition surnaturelle prend le temps d'éclore pour mieux amplifier le malaise. L'angoisse n'est jamais dans l'instant où les fantômes se dévoilent, mais au contraire dans les longues secondes d'étrangeté dans lesquelles leur nature se révèle à travers leurs gestes troublants, bancals, comme autant de fausses notes dans leur incarnation. C'est qu'ils évoluent dans un plan d'existence ambigu, tantôt impalpables et vacillants, tantôt d'une glaçante réalité physique. Pour autant, la perméabilité entre les deux mondes n'est jamais incarnée par une passerelle concrète assimilable aux écrans de télévision d'où s'échappe la Sadako de Ring. Ici, l'horreur naît plutôt de la contiguïté de ces espaces, de cette sensation que se terre, tout près, une présence délétère qui observe, appelle, sans qu'on puisse jamais la situer.

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Ce que peint Kurosawa, c'est une humanité en déréliction, mise à genoux par le terrible secret qui lui a été rapporté : la mort est un sentiment de solitude éternel, dans lequel on ne peut espérer nulle rédemption, nulle réunion avec les êtres aimés. Cette Apocalypse, au sens premier de Révélation, confronte chacun à une réalité plus immédiate mais tout aussi cruelle, qui est celle de l'incommunicabilité fondamentale au cœur des rapports humains. Kaïro est sans doute l'œuvre qui suggère avec le plus de poésie - morbide - un discours qui s'est aujourd'hui banalisé : dans un monde toujours plus connecté, les individus sont toujours plus isolés. Peut-être peut-on même déceler, sous les traits des victimes prostrées et mutiques de sa malédiction, l'esquisse d'hikikomoris, ces jeunes adultes restant cloîtrés chez eux et dont le nombre à commencé à gonfler au Japon dans les années 90. Sous le vernis fantastique transcendant, les questionnements qui irriguent le film ont ainsi des reflets très pragmatiques. Après tout, peut-être n'est-ce pas l'Au-delà, mais le web lui-même qui se déverse dans le plan physique, avec tout ce qu'il contient de sédiments meurtrissant l'âme. Internet n'est-il pas en effet un gigantesque cimetière, une nécropole enflant d'année en année, dans laquelle les données des morts se mélangent avec celles des vivants ?

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Par beaucoup d'aspects, Kaïro est ainsi un produit de son temps, fable pessimiste au seuil d'une société qui bascule. Néanmoins, la mélancolie insondable qui le traverse nous parvient encore intacte vingt ans plus tard, alors même que sont digérées les mutations qui faisaient son terreau cauchemardesque. Sans doute est-ce avant tout grâce à ses fulgurances de mise en scène, qui plantent les graines d'un malaise persistant et laissent dans leur sillage autant de cristaux de terreur pure ; mais c'est peut-être, aussi, parce que la déliquescence qu'il figure s'est révélée en partie prophétique.

Lila Gleizes