Un homme simple d’esprit, Pukuar, joue avec une jeune femme et un enfant dans un champs de maïs, près d’un petit village perdu au milieu des steppes kazakhes. A quelques mètres de là, dans une grange, des policiers découvrent le corps d’un gamin violé et assassiné. Désireux de boucler l’enquête rapidement, ils arrêtent Pukuar et fabriquent des preuves pouvant l’incriminer, même si tout indique que le jeune homme n’est pas coupable du crime. En moins de deux heures, le rapport d’enquête est bouclé. Bekzat (Daniar Alshinov), un jeune flic déjà contaminé par le climat de corruption ambiante, est chargé de l’escorter du commissariat de Karatas jusqu’à la prison. Ses supérieurs lui font comprendre qu’un suicide de l’accusé en cours de route permettrait de classer facilement l’affaire. Mais ce plan est contrarié par l’intervention d’Ariana (Dinara Baktybaeva) une journaliste étrangère déterminée à dénoncer les erreurs judiciaires à répétition des flics locaux. A son contact, Bekzat va entrevoir un peu de lumière dans ce monde très, très sombre et réfléchir à une trajectoire différente de celle qu’ont tracée pour lui ses collègues et ses supérieurs. Mais ses choix auront forcément des conséquences…
En France, on a découvert le talent d’Adilkhan Yerzhanov avec le sublime La Tendre indifférence du monde, présenté au Festival de Cannes en 2018. Son tout dernier film, Yellow Cat a également fait ronronner de plaisir les festivaliers de la dernière Mostra de Venise, en septembre dernier.
Ces deux films ont en commun de raconter des histoires très noires avec une mise en scène lumineuse et pleine de couleur, d’opposer l’amour, l’humour ou la poésie à la violence et la barbarie, de privilégier l’errance sinueuse à la ligne droite.
A dark, dark man, réalisé entre les deux, est assez différent. Il s’agit toujours d’une trame de polar très noir, mais racontée de façon plus réaliste, plus brute. Le récit n’emprunte plus vraiment de chemins de traverse. L’itinéraire de Bekzat est totalement rectiligne, un aller-simple direct vers l’enfer, mais aussi vers la rédemption.
L’environnement esthétique est également à l’opposé des deux films précités. Ici, pas de touches de couleur, pas de jeux de lumières. Yerzhanov filme ses scènes uniquement en utilisant la lumière naturelle, dans des dominantes, noires, blanches et grises. Les scènes extérieures sont filmées sous la lumière terne des jours d’hiver et les intérieurs sont souvent plongés dans l’obscurité. Et plus le récit progresse, plus la noirceur s’installe. Rien ne semble pouvoir arrêter les ténèbres, pas même la poésie habituelle du cinéaste kazakh. Seul le personnage de Pukuar, l’innocent au sourire figé, apporte une petite dose de fantaisie, mais une fantaisie anormale, marginale dans cet univers violent et corrompu.
Même Ariana n’arrive pas à éclairer le film, malgré la beauté lumineuse de Dinara Baktybaeva. Elle est elle-même un personnage de film noir – qui ne quitte d’ailleurs jamais son trench-coat, tout droit issu des polars d’Humphrey Bogart – et sa flamme vacille à force d’approcher le mal de trop près.
Comme un symbole, le livre qu’elle transporte, “De l’esprit des lois”, de Montesquieu, critique du despotisme et oeuvre importante issue du siècle des Lumières, finit jeté dans la boue par des hommes de main patibulaires, tandis que la jeune femme est emmenée vers un destin qu’on imagine funeste.
Mais au moins parvient-elle à guider Bekzat hors du labyrinthe mental dans lequel il était enfermé, lui redonnant le libre-arbitre et l’humanité qu’il avait perdue. Yerzhanov a évidemment nommé son personnage en référence à l’Ariane de la mythologie grecque, qui guida Thésée hors du labyrinthe et l’arma pour tuer le Minotaure. Bekzat réussira aussi à affronter le monstre au terme de son périple et à l’empêcher de nuire. Mais dans cet univers totalement corrompu, la bête est une hydre à plusieurs têtes. Pour une justice rendue, il en est des dizaines qui restent impunies. Le constat est évidemment glaçant.
On préfère quand le cinéaste oppose sa fantaisie et sa poésie à la noirceur du monde, mais ce nouvel opus confirme son immense talent et s’intègre parfaitement dans ce que l’on connaît de sa filmographie, déjà prolifique avec douze réalisations en seulement huit ans, et seulement trois films sortis en France jusque-là. Il pourrait être intéressant de faire connaître un peu plus largement ses précédents films, qui n’ont jusqu’à présent connu que les honneurs d’un focus à L’Etrange Festival en 2018.
(1) : Karatas est une ville fictive où se situe l’action de tous les films du cinéaste kazakh.
A dark, dark man
A dark, dark man
Réalisateur : Adilkhan Yerzhanov
Avec : Daniar Alshinov, Dinara Baktybaeva, Teoman Khos
Origine : Kazakhstan, France
Genre : film noir, noir
Durée : 1h50
Date de sortie France : 14/10/2020
Contrepoints critiques :
”Le problème, c’est qu’à trop soumettre les éléments à un régime de soustraction (intrigue et personnages qui ne sont que des figures endormies) sous prétexte qu’il métaphorise un état de désolation propre à l’époque, le film perd en substance et ne laisse entrevoir que son squelette d’intentions avec ses plans au carré et son impassibilité ricanante.”
(Marilou Duponchel – Les Inrockuptibles)
« A Dark-Dark man » est une superbe réussite : un conte philosophique sur l’innocence et le mal maquillé en polar néo-noir, sous influence de Melville et dont l’action se passe dans les steppes désertiques du sud Kazakhstan, à la frontière kirghize.”
(Frédéric Mercier – Transfuge)
Crédits photos : Copyright Arizona Distribution