Lors du précédent article sur notre introduction au gothique et à sa parenté au romantisme, nous avions entrevu que le gothique bénéficiait d'une mauvaise presse auprès des critiques et que ceux-ci considéraient le gothique d'un air gêné.
Cependant, les poètes nous ont montré que l'affinité des grands romantiques pour le gothique n'est pas toujours méprisable comme une question d'enthousiasme juvénile. Le gothique dès ses origines s'est mêlé à plusieurs textes que nous comptons parmi les chefs-d'œuvre de la poésie romantique.
Ainsi, La Complainte du Vieux Marin (The Rime of the Ancient Mariner), Kubla Khan ou encore le poème inachevé Christabel qui met en scène la rencontre entre Christabel et Géraldine qui opère sur Christabel comme une attraction vampirique, trois œuvres de Samuel Taylor Coleridge qui utilisent le gothique comme moyen d'expression.
La Belle Dame sans merci, Lamia, La Vigile de la sainte Agnès ( The Eve of St Agnes) de John Keats puis Alastor ou l'Esprit de la Solitude de Percy Bysshe Shelley s'inspirent du gothique.
Le gothique imprègne très fortement l'écriture de William Wordsworth, singulièrement dans les représentations qu'il donne du moi fragmenté, psychologiquement perturbé et dans sa tendance à disparaître dans l'abîme de l'esprit en réaction à des moments de sublimité et de perversité. Les Poèmes de Lucy de Wordsworth ainsi que Salisbury Plain marque certainement le début du courant romantique anglais mais le recours au gothique est indéniable.
Un arsenal gothique
Toutes ces œuvres poétiques sont remplis d'éléments gothiques : femmes fatales, châteaux hantés, cadavres ensanglantés et de mystérieux avertissements. Du point de vue du romantisme, le gothique est vu comme le mouton noir de la famille, un cousin illégitime qui hante les marges de la littérature, offrant des frissons faciles et péniblement rentables.
Du haut de la terre romantique, le gothique peu recommandable apparaît choquant et subversif, se délectant de l'interdit et du trafic de l'indicible.
Ainsi, les romantiques se sont parfois comportés (bien qu'inconsciemment) comme des biographes victoriens désireux d'une fiction de respectabilité familiale - même si cela signifie brûler quelques lettres ou d'expurger un journal intime ou deux.
Toute ressemblance familiale malheureuse entre la prose gothique et la poésie romantique devait être poliment ignorée. Ainsi, malgré la contemporanéité de la poésie gothique et romantique, aucune critique significative de The Rime of the Ancient Mariner ne tient compte de ses affinités évidentes avec les personnages et la situation du Moine de Matthew Gregory Lewis.
De même, reconnaît Anne Williams dans son essai, personne à l'époque n'a souhaité étudié la relation entre La Complainte du Vieux Marin et Frankenstein qui dépeint pourtant Victor comme un second marin dans sa confession à Robert Walton, le narrateur du récit cadre du roman et dont les lettres à sa sœur Margaret véhiculent l'histoire de Victor aux lecteurs (un récit cadre est un récit qui enchâsse d'autres récits).
L'illégitimité du gothique est ainsi établie sur deux motifs. Le premier relève d'un ensemble de présupposés sur le genre. Depuis que le gothique a été si habituellement lié à la prose populaire tandis que les œuvres des grands romantiques sont vues comme de la grande poésie, l'étudiant n'est pas invité à considérer les affinités thématiques entre Keats ou Coleridge et cette prose populaire parfois inepte et sanglante.
On n'est pas non plus encouragé à remarquer que la prose gothique des années 1790 est en fait d'une troublante poétique. Non seulement Radcliffe et Lewis sont capables de descriptions évocatrices, qui se lisent comme des poèmes en prose, mais leurs textes incluent à plusieurs reprises des versets réels : ballades, élégies et sonnets qui ont souvent des relations subtiles avec le texte dans lequel ils sont intégrés.
Force est de constater néanmoins que Keats et Coleridge ont su transcender cette matière gothique en un or poétique.
Et la philosophie ?
La critique du vingtième siècle prend acte d'une répression de plus en plus efficace de la parenté des poètes romantiques avec le gothique. C'est oublier, souligne Anne Williams, que l'auteur et historien Henry Augustin Beers dans A history of English Romanticism in the Eighteenth Century en 1898 assume que le gothique est un aspect du romantisme.
L'auteur Eino Railo dans The haunted Castle : A study of the Elements of English Romantiscism en 1927 fit de même.
Le romantisme est une forme de littérature, d'art et de philosophie, introduite à la fin du dix-huitième siècle, qui souligne le côté émotionnel et subjectif de la nature humaine. Les écrits, les œuvres d'art et l'architecture sont élaborés et colorés, évoquant des sentiments profonds.
Le modernisme fut alors une réponse philosophique au romantisme et se concentre sur les rôles que jouent la science et la technique dans la société. La révolution industrielle et l'ère des machines ont contribué au développement de la pensée moderne. Les modernistes défient les normes traditionnelles, les remplaçant par des valeurs humanistes.
Le romantisme et le modernisme s'opposent fermement à la raison et à la logique, valeurs qui ont gouverné la société dans les années 1600 et au début des années 1700. Certes un point commun mais les romantiques se concentrent sur le monde naturel alors que les modernistes se focalisent sur la façon dont les machines, les armes et la technologie affectent la société, souvent à son détriment.
Par exemple, le poète romantique anglais William Wordsworth discute du lien humain avec la nature et de sa puissante capacité à susciter des émotions profondes. Le poète américain moderniste T.S. Elliot discute des effets négatifs de la guerre, de l'industrialisation et de la vie urbaine, mais croit que l'intelligence et l'ingéniosité de l'homme sont des sources d'illumination.
Les romantiques sont fascinés par le monde naturel, de sorte que leurs chefs-d'œuvre reflètent une croyance sous-jacente dans le surnaturel. Beaucoup créditent un être suprême, tel que Dieu, pour avoir créé l'univers et établi l'humanité.
Cependant, ils croient également que le monde naturel présente des épreuves à l'image des tempêtes qui engendrent des épaves et la mort. Les modernistes ne mettent pas beaucoup de confiance dans la religion ou le surnaturel. Ils soulignent la conscience et la volonté dont elle est capable et que les humains peuvent choisir de posséder ou de nier.
L'aspect artistique
Les modernistes apprécient la créativité mais utilisent souvent des processus scientifiques et techniques pour concevoir leurs œuvres ou leur architecture. Par exemple, l'architecte moderne Frank Lloyd Wright a utilisé des formes géométriques, des matériaux métalliques et des matériaux synthétiques pour créer ses œuvres abstraites. Il a également incorporé des matériaux organiques, tels que la pierre naturelle, dans son travail. L'œuvre d'art moderniste et l'architecture moderniste ont un attrait art déco.
L'architecture romantique est plus exotique et ornée. Les artistes et les architectes utilisent des arcs, des sculptures, des boiseries décoratives, des contreforts volants et des lignes inclinées pour ajouter un intérêt visuel à leurs créations. L'architecture romantique a un attrait gothique.
Les deux philosophies divergent sur leurs vues de l'humanité. Les romantiques louent l'homme du commun malgré ses échecs et ses lacunes, croyant que les caractéristiques humaines naturelles sont fondamentalement bonnes. Les héros romantiques sont souvent des parias, mais ils prouvent leur loyauté et leur bravoure en servant le bien commun.
Les modernistes sont plus sceptiques à l'égard de l'humanité et remettent souvent en question les motifs, l'intégrité et les valeurs. Les personnages de la littérature moderne sont des antihéros qui luttent souvent pour faire quelque chose d'eux-mêmes. Par exemple, la pièce moderniste d'Arthur Miller, Mort d'un commis voyageur, dépeint l'homme comme désillusionné, frustré et dépassé par les attentes sociétales.
Les attitudes modernistes à l'égard de la tradition romantique du dix-neuvième siècle dissimulaient à peine leur reconnaissance hostile de cette littérature comme un phénomène culturellement féminin - une célébration de l'émotion, de l'intuition et de l'enfant.
Anne Williams avance qu'une reconnaissance subliminale de la féminité inhérente à la poésie romantique a peut-être encouragé la critique à se réfugier dans le " discours magistral " de la culture occidentale, la philosophie la plus abstraite, et donc la plus " masculine " des projets culturels humanistes. On pourrait observer que cette orientation philosophique a supplanté la tendance victorienne de lire Wordsworth et Coleridge comme quasi-théologie.
Les maîtres à penser de cette réévaluation du romantisme à partir des années 1920 étaient l'auteur et critique littéraire M. H. Abrams (1912-2015) connu pour ses œuvres sur le romantisme, Geoffrey H. Hartman (1929-2016), théoricien et critique littéraire qui apporta la pensée continentale à la critique littéraire nord-américaine et qui défendait la critique comme un acte créatif.
Ses œuvres considèrent la critique et la littérature comme des discours qui s'interpénètrent mutuellement et que les plus belles lettres sont infiniment interprétables. Dans son premier livre, The Unmediated Vision (en 1954), Hartman soutient que la poésie sert de médiateur entre ses lecteurs et l'expérience directe, tout comme la religion le faisait à des époques plus religieuses. La poésie romantique intéressa aussi Geoffrey H. Hartman et il écrivit plusieurs livres sur William Wordsworth, dont Wordsworth's Poetry, 1787-1814 (en 1964; révisée en 1971) et The Unremarkable Wordsworth (en 1987).
Le critique littéraire Paul de Man, d'inspiration philosophique, dont les recherches portèrent sur William Wordsworth, John Keats, Maurice Blanchot, Marcel Proust, Jean-Jacques Rousseau, Friedrich Nietzsche, Immanuel Kant, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Walter Benjamin, William Butler Yeats ou Rainer Maria Rillke.
Le critique littéraire Harold Bloom (1930-2019) défendit les poètes du dix-neuvième siècle à une époque où ils étaient méconnus. Tous ces auteurs possèdent un penchant philosophique certain et Paul de Man ne fut pas le seul à chercher l'inspiration chez Fichte, Kant, Hegel ou Rousseau.
Et bien que Bloom ait importé une certaine forme de folie dans sa théorie de l'influence poétique, ses références freudiennes ne parle que des luttes spirituelles des pères et des fils ; il n'a rien à dire sur la relation que Keats a établi entre lui et Ann Radcliffe.
Je m'aperçois qu'il me faut approfondir mes recherches sur ce sujet. Je vous donne donc rendez-vous dans un prochain article. Un dernier mot : Scenar Mag existe grâce à vos dons. S'il vous plaît, ne restez pas indifférents. Soutenez Scenar Mag, faites un don afin que nous puissions persévérer à vos côtés dans tous vos projets d'écriture. Merci