[Pushing the boundaries]
De quoi ça parle ?
D’une pianiste célèbre, Claire Girard (Marina Foïs), entièrement dévouée à son art, qui se fait faire un enfant dans le dos par son agent/manager/assistant/mari, Frédéric (Jonathan Cohen).
Lassé de voir son épouse traîner pour concevoir un enfant et voyant les aiguilles de son horloge biologique s’emballer, le gredin remplace sa pilule par une sucrette et s’arrange pour la mettre en cloque.
Évidemment, comme il gère son emploi du temps, il s’arrange pour que le premier rendez-vous chez la gynécologue soit pris à un moment où l’avortement n’est plus possible et voilà Claire obligée malgré elle d’aller au bout du bout de cette grossesse non-désirée.
Alors que Claire ne vit pas très bien les changements physiologiques qui s’opèrent en elle et la perspective de la maternité, qu’elle imagine dévastatrice pour sa carrière, Frédéric, lui, prépare activement – et au-delà du raisonnable – l’arrivée du bébé, ce qui occasionne des tensions au sein du couple…
Pourquoi on accouche d’une critique positive
Pour être honnête, ce n’était pas gagné…
L’entame du film prend l’allure d’une de ces comédies poussives que le cinéma français produit à la pelle. Il faut se faire violence pour ne pas prononcer le divorce entre Frédéric, insupportable tête-à-claques vivant aux crochets de sa talentueuse épouse, et de Claire, pianiste apathique, qui laisse ledit individu contrôler tous les aspects de sa vie sans vraiment lui demander son avis. Et quand la grossesse est annoncée et que le futur papa commence son cirque agaçant, on en vient presque à souhaiter un avortement rapide, une fausse couche ou toute fin rapide permettant d’abréger le récit et les pitreries pathétiques de Jonathan Cohen. Pourtant quelque chose nous pousse à tenir bon, à laisser au film une chance de développer son propos.
Peut-être est-ce parce que l’on sent que la mise en scène, derrière l’emballage initial de farce “hénaurme”, est bien plus subtile que cela, qu’elle va évoluer vers un registre plus fin, plus sensible.
Il y a aussi quelque chose de surprenant dans le décalage des comportements des deux parents, et dans cette inversion des clichés parentaux. D’habitude, au cinéma, dans la littérature ou même dans la vie en général, le désir d’enfanter est associé à la femme. A contrario, l’homme est souvent représenté en retrait sur ces questions, peu concerné par la période de grossesse, par l’accouchement et la prise en charge du bébé les premiers mois. C’est tout le contraire ici et c’est d’autant plus atypique que c’est une réalisatrice qui aborde cette question.
Sophie Letourneur n’a pas peur de bousculer les tabous et de s’aventurer sur un terrain glissant. Ici, elle décrit, sans jamais les juger, une femme pour qui le désir de maternité est totalement absent et un homme qui la manipule pour lui faire cet enfant dans le dos – ce qui s’apparente à un viol, même s’il est le mari. C’est un parti-pris totalement assumé, courageux et salutaire, en ces temps troublés où les intégristes de tout poil militent farouchement contre le droit à l’avortement et la liberté des femmes à disposer de leur corps, et où les actes de Frédéric lui vaudraient facilement une condamnation à la peine capitale sur les réseaux sociaux électrisés par le mouvement #MeToo.
Ici, aucun des deux personnages n’est vraiment sympathique, certes. Lui est horripilant à force d’essayer de prendre constamment la place de son épouse, de parler en son nom, de tout contrôler de sa vie, mais elle est tout aussi agaçante de se reposer toujours sur lui pour tout et n’importe quoi. Mais ils sont aussi attachants, touchants dans leur tentative de trouver leur place au sein du couple et du futur foyer familial qui se dessine. Cette grossesse forcée, et ce qu’elle implique, tant sur le plan émotionnel que sur celui de la relation de couple, sert de déclic, de source de renouveau.
Peu à peu, le côté caricatural de la comédie s’estompe pour laisser place à un humour plus fin, plus décalé. Après avoir longtemps lutté contre l’idée d’accoucher, Claire finit par accepter l’inéluctable et reprend la place centrale. Elle s’affirme, donne son avis, fait ses choix. Frédéric est toujours là, mais il doit rester en retrait, dans son rôle de père. La mise en scène accompagne ce changement, en évoluant de plus en plus vers le registre de l’émotion.
La comédie burlesque cède place à une comédie de moeurs plus fine, puis à un quasi-documentaire, avec la captation de l’accouchement. In fine, le film se clôt sur un véritable moment d’émotion, quand Claire, à peine sortie de la maternité, s’attaque finalement à la “Nuit Prodigieuse” et au “Concerto en Sol” de Maurice Ravel, au piano, enrichie de cette expérience qu’elle a vécue, envahie par de nouveaux sentiments, pleine d’assurance et apaisée. Pendant que la musique vient flatter nos oreilles, l’image s’attarde sur un petit être qui occupe désormais le centre de l’attention, le fils de Claire et Frédéric.
A l’arrivée, Enorme nous séduit par sa petite mécanique douce-amère et balaie tous nos doutes initiaux. Non, il ne s’agit pas d’une énième comédie lourdingue, mais d’une oeuvre délicate, qui induit de nombreux questionnements autour du besoin de maternité/paternité, des genres et des rôles que les modèles sociaux et culturels leur ont associés, du couple et de l’équilibre nécessaire que doivent trouver ses membres. On ne peut que saluer le talent de Sophie Letourneur, qui a réussit, par la grâce de sa mise en scène, à nous retourner complètement et nous laisser, au moment du générique, transis d’émotion.
Enorme
Enorme
Réalisatrice : Sophie Letourneur
Avec : Marina Foïs, Jonathan Cohen, Jacqueline Kakou, Ayala Cousteau, Victor Uzzan, Philippe Provensal
Origine : France
Genre : Comédie “hénaurme” accouchant d’une oeuvre plus subtile et émouvante
Durée : 1h41
Date de sortie France : 02/09/2020
Contrepoints critiques :
”Enorme marque une nette accélération dans la filmographie de Letourneur, de par le terrain qu’il se propose d’occuper: celui d’une comédie populaire qui ne renoncerait pas pour autant à être un laboratoire des formes, à même d’élaborer un dispositif comique inédit.”
(Mathieu Macheret, Les Cahiers du Cinéma)
”A force de ne pas avoir envie de cinéma, un film finit toujours par devenir stérile.”
(Fabrice Leclerc, Paris Match)
Crédits photos : Copyright Memento Films Distribution