Ce film, un des plus aboutis de Chaplin, décrit un monde mécanisé dans lequel le grain de sable, c’est l’homme.
Ce film renvoie aussi à un extrait de « Dans la dèche à Paris et à Londres » de Georges Orwell publié en 1933 qui est terriblement d’actualité un siècle plus tard : « Dans la pratique, personne ne s’inquiète de savoir si le travail est utile ou inutile, productif ou parasite. Tout ce qu’on lui demande, c’est de rapporter de l’argent. Derrière tous les discours dont on nous rebat les oreilles à propos de l’énergie, de l’efficacité, du devoir social et autres fariboles, quelle autre leçon y a-t-il que “amassez de l’argent, amassez-le légalement, et amassez-en beaucoup” »
Et pour la critique même de ce film phare du cinéma qui conduira en partie Chaplin à s’expatrier en Suisse jusqu’à la fin de sa vie suite à la chasse aux sorcières ; Jim Stark écrit : « En 1911, Franck Taylor, ingénieur économiste, crée l’Organisation Scientifique du Travail (OST) et donne naissance à un courant économique désormais célèbre : le taylorisme. Le scientifique diffuse ses idées selon deux grands principes : la division horizontale du travail qui consiste à supprimer toute tâche intellectuelle aux ouvriers afin qu’ils se concentrent sur le travail manuel et la division verticale qui, elle, attribue à chaque travailleur une tâche spécifique ayant pour but l’accélération et l’automatisation de la production. Séduit par cette thèse, Henry Ford décide de l’appliquer dans ses chaînes de montage automobile. Les profits des usines explosent et le modèle micro-économique est repris par toutes les grandes entreprises. Dès lors, l’homme devient un rouage de la machine capitaliste et doit suivre la cadence sous peine d’être éliminé. Pour éviter tout mouvement de contestation, Ford s’appuie sur les thèses keynésiennes et augmente les salaires, afin d’accroître la demande. Il crée le Five Dollar Day et ses ouvriers deviennent les premiers consommateurs des produits Ford.
Charles Chaplin a toujours été préoccupé par le sort de son pays d’adoption ; et lorsque la pauvreté envahit les rues pour se mêler à la richesse opulente d’une caste dominante, il ne peut rester muet. 1931 : peu de temps après que la crise a frappé les Etats-Unis, le cinéaste quitte Hollywood et entreprend un voyage de dix-huit mois autour du monde. Lors de ce périple, il rencontre des personnalités telles Gandhi ou Einstein aux côtés desquelles il constate une hausse effarante du chômage et de la pauvreté. Selon lui, la solution à ces dérives passe par une meilleure distribution des richesses et du travail. Il s’approche ainsi des thèses marxistes qui lui vaudront tant d’ennemis aux USA. Lors d’une interview, il déclare à un journaliste : « Le chômage, voilà la question essentielle. Les machines devraient faire le bien de l’humanité au lieu de provoquer tragédie et chômage. » De retour de voyage, il n’a qu’une envie : produire un grand projet qui servira de creuset à ses idées politiques. Après avoir écrit une version définitive de son scénario, d’abord intitulé Les Masses, Chaplin commence un tournage marathon le 11 octobre 1931 qui prendra fin le 30 août 1935 !
On peut voir dans le changement de titre évoqué plus haut une volonté d’orienter l’œuvre vers le conte et l’éloigner ainsi du drame social pur (la brutalité du titre Les Masses évoque d’ailleurs des ouvrages marxistes tel que Le Capital). On retrouve cette volonté dans la modification de l’épilogue : la jeune fille se retrouvait nonne alors que Charlot était hospitalisé à la suite d’une dépression nerveuse ! Devant ce final dénué d’espoir, l’humaniste Chaplin remet tout en cause et s’attelle à une autre conclusion, plus joyeuse, dans laquelle le couple, bras dessus bras dessous, se dirige vers des horizons lointains.
Alors que le film s’apprête à sortir, le cinéma parlant a déjà fait son apparition depuis presque dix ans. Peu enthousiasmé par cette nouvelle approche du septième art, Chaplin se contraint malgré lui à faire une tentative sur Modern Times. Des dialogues sont écrits et des essais de voix effectués. Peu convaincu par cette expérience, le cinéaste les abandonne et préfère consolider son film à l’aide d’une musique et d’effets de style, tel le patron de l’usine communiquant ses ordres à travers un écran. Le pari s’avérait donc risqué, mais Chaplin savait très bien que la force de son cinéma résidait dans l’utilisation du muet et préféra remplacer les dialogues par une gestuelle importante de ses personnages, jouant sur des sourires, des larmes ou autres expressions. Néanmoins, Les Temps modernes n’est pas totalement muet : lors d’une scène au cours de laquelle Charlot est engagé dans un restaurant à la fois comme serveur et chanteur, il oublie les paroles de son texte et les écrit sur ses manchettes. Lorsqu’il doit faire entendre sa voix, les manchettes s’envolent et Charlot doit improviser lui-même un texte dans un charabia "pseudo-italianisant". Mélange de français et d’italien incompréhensible, cette fusion de langues rappelle l’espéranto, ce dialecte universel imaginé pour unir les hommes.
Si Charles Chaplin renie le parlant, il ne néglige pas pour autant ses partitions musicales et compose celle de Modern Times qu’Alfred Newman doit orchestrer. Mais Chaplin ne supporte pas le travail de ce chef d’orchestre et compositeur, qui côtoiera pourtant les plus grands tels que Hawks, Ford ou Lang. Il lui demande sans cesse de modifier ses partitions. Excédé par la somme de travail demandée par Chaplin, Newman quitte la production.
Ce ne sera pas le seul souci que rencontrera le cinéaste au cours du tournage. La société franco-allemande Tobis portera de graves accusations de plagiat à l’encontre de Chaplin pour avoir volé des idées et des scènes à un autre film sur l’ère industriel, A nous la liberté (1931) de René Clair. La société qui détenait les droits de ce dernier alla jusqu'à réclamer la destruction du film de Chaplin. René clair, en tant qu’admirateur du cinéaste anglais, fut assez gêné par le problème et finalement Charles Chaplin acceptera de payer une modique somme pour se débarrasser à jamais de cette histoire. Chaplin avait sa petite idée sur les propos calomnieux tenus envers son film et mit ceci sur le compte d’une vengeance personnelle.
Le tournage prit fin le 30 août 1935 et la production le 21 janvier 1936. Il était donc temps de se lancer dans le grand bain des médias et une première mondiale fut organisée au Rivoli Theater de New York le 5 février 1936. S’ensuivirent alors trois grandes projections, respectivement à Londres, Hollywood et Paris. Malheureusement, le film reçut un accueil mitigé, une partie de la presse reprochant à Chaplin une tentative de propagande des idéologies communistes ! Dès le générique le réalisateur affiche ses ambitions, non pas de construire un film consacré uniquement à Charlot mais plutôt de réaliser une satire prenant pour cible le modèle social américain. Ainsi le personnage interprété par Chaplin est un factory worker (un ouvrier d’usine), autrement dit un rouage auquel on a retiré toute forme d’humanité. Chaplin filme les hommes allant chercher un travail à l’usine comme de vulgaires moutons d’un immense troupeau. Ces premières images plantent le décor : les nouvelles aventures de Charlot seront fortement ancrées socialement avec une ambition politique résumée dans ce premier carton évoquant "Un récit sur l’industrie, l’initiative individuelle et la croisade de l’humanité à la recherche du bonheur."
Cependant, si la critique de Chaplin est violente, elle passe toujours par le rire, l’image symbolique du film étant celle de Charlot dont le corps s’emmêle dans les rouages des machines. L’homme et la machine exécutent un numéro de danse et ne forment plus qu’un tout. La virtuosité que le cinéaste impose lors de cette scène parfaitement chorégraphiée lui permet de dominer la machine à laquelle il impose sa vision et donc ses idées : le système et ses rouages ne sont rien sans l’homme ; une manière pour Chaplin de replacer l’homme en haut de l’échelle sociale. Le spectateur va d’ailleurs beaucoup rire durant tout le film. Ainsi, la séquence où Charlot resserre tous les boulons de l’usine, allant jusqu’à confondre les boutons de la robe d’une femme avec ces mêmes boulons, demeure hilarante. Et pourtant, là encore, le rire se fait jaune car si le gag est efficace, il montre aussi combien les ouvriers sont aliénés.
Comme souvent dans sa filmographie, Chaplin est accompagné d’une présence féminine, ici l’actrice Paulette Goddard qu’il a rencontrée lors de son voyage en Europe. Celle-ci est présentée comme l’alter ego de Charlot, abandonnée, sans aide et se débrouillant par ses propres moyens. Leur rencontre - lors d’une des plus belles scènes du film - marque le début d’une nouvelle vie : la jeune fille vole un pain, s’échappe puis est arrêtée. Charlot a alors une lueur d’humanité : il se fait passer pour le voleur et prend la jeune femme solitaire sous son aile. Cet événement sert de déclic à un retour vers une forme d’humanité pour "l’ouvrier machine".
En plus d’être une satire sociale déguisée sous une apparence burlesque, Les Temps modernes s’impose donc comme une très belle histoire d’amour. Il est intéressant de voir comment l’amitié naissante entre les deux personnages grandit au fil du temps pour se muer en idylle. Suite à leur rencontre, ils se retrouveront par le plus grand des hasards. Ce signe du destin les aidera à réaliser cet amour. A partir de cet instant, ils uniront leurs forces et trouveront ainsi le remède à tous leurs problèmes. Charlot et la gamine ne feront alors plus qu’un : elle se nourrit de la faculté de Charlot à se débrouiller, et lui puise dans l’optimisme et la confiance de la jeune femme. Sur ce dernier point, la scène du restaurant est révélatrice : Charlot ne connaît pas les paroles de sa chanson mais devant les encouragements de la gamine, il se met à interpréter ce fameux charabia qui ravira le public. Cet amour prend pleinement forme au final lorsque la gamine, apparemment dépitée, retrouvera son courage devant l’optimisme candide affiché par Charlot, ce dernier allant jusqu’à la faire grandement sourire. « Nous nous débrouillerons», lui dit-il dans un dernier carton qui résume magnifiquement son message d’amour et de partage. »
Sorti en 1936
Ma note: 19/20