(Critique - avec spoilers - de la saison 3)
Merveille de sitcom authentique à la narrativite diversifiée et expansive, constamment logée entre la comédie romantique existentielle, la satire générationnelle affûtée et le portrait hétéroclite (et à la spécificité culturelle plurielle et assumée) d'un long et parfois douloureux passage à la vie d'adulte; Master of None est peut-être l'une des, si ce n'est la plus belle création Netflix à ce jour, à mettre totalement au crédit de la créativité du tandem Aziz Ansari/Alan Yang - mais aussi de Lena Waithe, membre important dans l'écriture des épisodes.
Quatre ans après la brillante seconde saison, passé le trouble des retombées de #MeToo et de la pandémie de Covid-19 - qui poussera Aziz Ansari à justement se mettre en retrait des écrans -, cette nouvelle salve d'épisodes inédits et très attendus, avait donc tout pour créer l'événement malgré un abattage promotionnel assez timide de la plateforme.
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De manière savoureusement surprenante, cette saison 3 - sous-titrée Moments in Love - semble joliment s'inscrire autant dans l'ADN du show que dans une sorte de bulle alternative ou les aléas sentimentaux de Dev (ici cantonné à un rôle de soutien essentiel, comme Denise/Waithe auparavant) pourrait très bien exister, sans que l'on n'est forcément à les découvrir dans l'immédiat - et reprendre ainsi la ou on l'avait laissé suite au climax fou de la seconde saison.
Encore plus mature que pouvait l'être la saison précédente, l'action, toujours muée par la philosophie que chaque personne à le droit de trouver l'amour, est totalement focalisée sur l'autre élément fort du show, Denise, et plus directement sur son couple avec sa femme Alicia, qui a même le droit à son propre épisode en solo ou elle est de tous les plans (ou l'on suit son tourment émotionnel face au fait de devoir subir une FIV, en tant que jeune femme lesbienne célibataire), et qui incarne l'un des points forts de ce retour.
Opérant une transition radicale mais totalement affirmée, du voyage émotionnel personnel et auto-centré à l'odyssée collaborative fascinante, épousant pleinement ses atours de grande comédie dramatique " Bergmanien " (jusque dans des références volontaires à Scenes From a Marriage) dans un quasi-huis clos obligé (tranchant avec la vision passée des beaux paysages urbains de Manhattan et de Brooklyn, voire même des contrées italiennes verdoyantes et dépaysantes) mais salvateur - pandémie oblige -; Moments of Love peut se voir comme l'exploration définitive du passage à la vie d'adulte, mais surtout de la trentaine à la seconde moitié de notre existence, ou les premiers bilans apparaissent mais surtout les épreuves les plus capitales.
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Que ce soit les affres du mariage, la contemplation de nos potentiels échecs, la peur de perdre un confort durement acquis, le témoignage douloureux de la mortalité/fragilité des aînés et plus encore, de l'inéluctabilité du temps qui passe et qui marque nos corps - comme l'incapacité de Denise et Alicia d'avoir un bébé -, les cinq épisodes, chapeautés en duo (Ansari à la réal, Waithe devant la caméra et les deux ensemble à l'écriture) toujours aussi semi-autobiographiques, applique la même règle d'observation lente, fine et spirituelle de la vie ordinaire de ses protagonistes.
À ceci près qu'il s'échine cette fois à y poser un double regard féminin, dans une plongée sombre et pragmatique - même si pas dénué d'humour pour autant - dans les méandres des forces et des fissures soudaines et crédibles d'une relation passionnée et passionnante (et ce jusque dans un ultime épisode incroyable, offrant une définition complexe et défiant l'éthique de l'amour et du bonheur " conformiste ").
Une série en pleine transition donc, qui pose sa caméra sur des personnages eux-mêmes en pleine transition (interprétés à la perfection par Lena Waithe et Naomi Ackie), et qui n'a pas besoin de surligner plus que de raison son écriture brute et pleine d'humilité et d'humanité, pour dévoiler la grandeur épique des sentiments qu'elle dévoile et convoque dans une intimité chaleureuse.
On appelle ça, tout simplement, un magnifique retour pour ce qui était déjà, un monument de la télévision racée et intelligente des années 2010.
Jonathan Chevrier