Le cinéma est un excellent catalyseur et révélateur de traumatismes et de stigmates dont souffrent certaines nations encore aujourd'hui, et à ce niveau-là, les Etats-Unis sont probablement les plus en besoin d'exprimer leur souffrance pour mieux y faire naître de l'espoir ou autre héroïsme tout droit sorti de chez l'Oncle Sam. A ce compte, les attentats du World Trade Center le 11 septembre 2001 ont inspiré bon nombre d'histoires et de récits ces dernières années, nous transposant sur les écrans un besoin irrépressible de parler et de panser leurs plaies. A travers son nouveau long-métrage, le réalisateur britannique Kevin Macdonald (spécialisé dans le film documentaire et les biopics politiques notamment) explore les conséquences durables de la paranoïa américaine à la suite de la chute des tours jumelles. Et même si le film est originalement titré The Mauritanian, on peut difficilement construire un récit sonnant plus américain. Alors que les Etats-Unis recherchent activement les commanditaires des attentats du 11/09/2001, un jeune mauritanien nommé Mohamedou Ould Slahi est enlevé chez lui et enfermé de force dans une cellule de Guantánamo sans aucune chef d'accusation. La situation illégale dans laquelle se trouve Slahi va pousser l'avocate Nancy Hollander à le représenter pour qu'il puisse avoir accès à un véritable procès.
Macdonald construit avec ce film une fresque très impressionnante par sa mise en place et sa solide narration qui vient déconstruire l'imagerie étincelante du rêve américain pour mieux esquinter le système tout entier. Le scénario de Michael Bronner, Rory Haines et Sohrab Noshirvani synthétise alors toute la viscéralité et la description abrupte des mémoires de Mohamedou Olud Slahi, prenant par à-coups une forme de thriller politique par la découverte de rouages et de manigances inhumains de sauvagerie et de cruauté. Par son aspect proche du corps et de l'esprit, Désigné Coupable se montre très dur dans son approche et dans son déroulé, frappant le spectateur de scènes de torture violentes et sans pitié au sein d'une machine qui tourne particulièrement bien. Le film varie alors constamment son point de vue pour nous offrir le plus de lectures possibles sur cette histoire, passant de cette cellule glaciale et grisâtre de Guantánamo au bureau de l'avocate de la défense Hollander, tout en s'attardant sur le lieutenant chargé par ses supérieurs de trouver les preuves nécessaires pour l'inculpation puis l'envoi de Slahi à la chaise électrique. En brisant narrativement le manichéisme (chaque personnage a ses raisons d'entreprendre ce qu'il entreprend), le récit permet alors de dresser un portrait bien précis d'une époque où la peur domine et où la raison laisse de plus en plus sa place à l'impulsivité et à la bestialité de l'être humain qui, lors des scènes les plus cruelles, porte un masque achevant définitivement de le réifier en lui cachant son visage.
Mais Désigné Coupable est surtout une partition impériale pour son casting hallucinant d'interprétations, en commençant par le merveilleux et méconnaissable Tahar Rahim qui incarne avec beauté, sensibilité profonde et immense humanité ce " coupable idéal " broyé dans une machine aux dents métalliques acérées qui prend la forme des murs de Guantánamo. Il trouve alors avec la parfaite Jodie Foster une relation d'alchimie et de complémentarité très réussie. A leurs côtés, Shailene Woodley accompagne avec force, pugnacité et passion l'avocate Hollander, proposant au sein du film une incarnation d'une justesse remarquable de talent. Et comme si cela ne suffisait pas, l'incroyable Benedict Cumberbatch complète ce quatuor de tête en donnant corps et voix au Lieutenant Stuart Couch, dont les remises en question continuelles le poussent à remettre en question sa loyauté envers la justice même de son pays.
Étouffant et assourdissant d'images horriblement réalistes, Désigné Coupable est une peinture politico-sociale terrifiante de cruauté et de peur. Baignant dans un climat anxiogène et révélateur d'une humanité qui se délite pour venir s'abandonner à la bestialité, le long-métrage parvient avec une force remarquable à étaler sa mise en scène sobrement effrayante, son casting incisif et son propos coup de poing sur une tranche d'Histoire des plus sombres. Proposition vertigineuse, Désigné Coupable assure une plongée impitoyable dans l'enfer de Guantánamo même s'il cède parfois à la facilité de narration et de résolution des biopics américains. En reste pourtant une œuvre rare par sa sensibilité, son impact et son voyeurisme malsain qui vient frapper en pleine figure les institutions américaines en montrant avec terreur que l'American Dream est probablement mort dans une de ces cellules de Guantánamo, mais que même au sein de cet enfer un rayon de soleil peut venir se glisser.