On découvre une famille de bourgeois italiens en route pour la petite ville de Pescia. Soudain, la petite Benedetta Carlini est prise d’une envie pressante… de prier la Vierge Marie. Drôle d’idée, car elle est justement en route pour le couvent de la ville, où elle espère être acceptée comme nonne…
Des brigands profitent de cet arrêt inopiné pour tenter de les détrousser. Mais la gamine s’oppose à eux et les menace d’une intervention de la Vierge en personne s’ils n’interrompent pas immédiatement leurs larcins. Pas de quoi émouvoir, à priori, la demi-douzaine de grands costauds balafrés qui les encerclent. Mais quand un oiseau, que la fillette désigne comme l’incarnation de la Sainte, se soulage sur l’oeil valide du plus coriace d’entre eux, un borgne patibulaire, le reste de la bande, hilare, renonce à son pillage et s’éloigne. Difficile de savoir s’il s’agit d’un petit miracle ou d’une simple coïncidence. Toujours est-il que les voyageurs ont bien été sauvés par une fiente de rossignol… Quelle finesse!
La suite n’arrange pas les choses. La famille Carlini arrive dans le village, où un artiste pétomane se transforme en un atypique cracheur de feu pour amuser la galerie. On est au moyen-âge, hein, on rigole de peu, même si nous, spectateurs de l’ère moderne, attendons un spectacle un peu plus évolué. On se dit qu’une fois au couvent, les choses vont s’arranger, que Dieu va remettre de l’ordre dans tout cela. Mais la gamine se prend pour un ersatz féminin de Don Camillo et s’imagine converser en direct avec Jésus-Christ. Certes, il est censé être son époux, maintenant qu’elle a décidé de consacrer sa vie à la religion, mais tout de même, ça frise le grotesque…
Pourtant, aussi incroyable que cela puisse paraître, il s’agit d’une histoire vraie. Benedetta Carlini a bel bien existé. Elle entrait dans des transes où, soit elle parlait au Christ, soit ce dernier parlait à travers elle, guidant la communauté pour faire face aux nombreux périls menaçant le village à cette époque troublée, des bandits à la peste bubonique. Elle a porté les mêmes stigmates que le Christ, des plaies de crucifixion aux pieds et aux mains, ainsi que la marque de la couronne d’épines autour de la tête, ce qui a laissé à penser qu’elle était une élue de Dieu ou la nonne favorite de Jésus. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle a pu être nommée Mère supérieure du couvent à seulement 31 ans. Mais Benedetta avait une conception assez libre de la fidélité. Si son âme était dédiée à Jésus-Christ, son corps, lui, était réservé à Soeur Bartolomea, avec qui elle s’abandonnait à une passion charnelle interdite, avec l’aide, parfois, d’un sextoy taillé… dans une statuette de la Vierge Marie. Les hauts-responsables de l’Eglise Catholique n’ont pas vraiment apprécié cette relation saphique, ni l’agitation générée par ce couvent et ses prétendus miracles.
D’aucuns diront que Paul Verhoeven a vu dans cette histoire le moyen de réaliser un film provocateur, ouvertement anticlérical et blasphématoire, et prétexte à accumuler scènes érotiques et violentes gratuites. Ce n’est pas vraiment le cas. Il est probable que certains chrétiens seront choqués par cette vision iconoclaste de leur religion, mais le cinéaste hollandais ne fait qu’adapter le livre de Judith C. Brown, “Sœur Benedetta, entre sainte et lesbienne” (1) et on l’a connu moins économe en termes d’érotisme et de violence, car de ce point de vue, le film est relativement sage.
Ce qui a vraiment intéressé Verhoeven, c’est le portrait de cette femme illuminée, soit par la grâce divine, si l’on croit aux miracles, soit par une forme de folie, point sur lequel il laisse habilement planer le doute. On ne saura jamais vraiment si Benedetta avait effectivement une connexion privilégiée avec Jésus-Christ, si elle était au contraire possédée par un démon rusé, si elle était complètement cinglée ou si elle avait au contraire pleinement conscience de ses actes, en formidable manipulatrice. Elle gardera son ambiguïté et son mystère jusqu’au bout, comme les autres grandes figures féminines de l’oeuvre de Verhoeven, Catherine Trammel (Sharon Stone dans Basic instinct), Michèle Leblanc (Isabelle Hupert dans Elle) ou Rachel Stein (Carice Van Houten dans Black book).
Ce qui commençait comme une farce grotesque ou un mauvais nanar érotico-horrifique devient une oeuvre beaucoup plus fine et troublante, architecturée autour d’un personnage assez fascinant. Si Benedetta est douée de pouvoir extraordinaires, son cas est forcément unique. Si elle est folle, sa folie est contagieuse. Elle réussit à convaincre toute une communauté – ou presque –, puis tout un village, qu’elle détient les connaissances permettant de les épargner de la colère divine. Son charisme, sa force de conviction et d’auto-conviction sont alors troublants car ils reposent sur les mêmes mécanismes que la foi religieuse. Enfin, si elle n’est ni prodigieuse ni hallucinée, elle est alors bien plus intéressante, car elle devient un modèle de femme de pouvoir, une politicienne intelligente, roublarde, manipulatrice, capable de fédérer les autres autour de ses idées, ses positions, susceptible de les duper pour leur propre bien ou d’éliminer les rivaux encombrants.
Tout le film baigne dans un contexte extrêmement politique. Dès l’arrivée des Carlini au couvent, on comprend que l’établissement n’accepte pas si aisément les jeunes filles désireuses de dédier leur vie à Dieu. Comme pour un mariage, il faut verser une dot. Et plus elle est imposante, mieux c’est. En tout cas, la Révérende Mère Felicita (Charlotte Rampling, remarquable) semble particulièrement dure en affaires, et elle démontre des dons de négociatrice hors pair.
Quand Benedetta commence à avoir ses stigmates, il est encore question de politique. Le prêtre local, Alfonso Cecchi (Olivier Rabourdin) ne croit pas un instant à ces “miracles”, mais voit dans les dons de la jeune femme l’occasion d’attirer l’attention sur son village et son église, et de servir ses ambitions. Si le village est considéré comme un lieu saint, il devrait logiquement être promu évêque et gagner en influence auprès des autorités religieuses romaines. La Révérende Mère, intelligente, s’efface car elle sait qu’elle ne peut lutter contre l’influence de Cecchi, mais cela peut lui servir à mieux revenir ultérieurement. Mêmes jeux d’influence et de pouvoir avec le Nonce de Florence (Lambert Wilson), qui accepte l’alliance avec Felicita pour reprendre la main sur ce couvent de Pescia qui fait un peu trop parler de lui…
Dans ce film, clairement, Felicita et Benedetta se distinguent de leurs supérieurs masculins. Bien que rivales, elles sont de bien plus habiles politiciennes, se montrent plus courageuses, plus jusqu’au-boutistes que ces hommes veules, corrompus et manquant singulièrement de foi pour des ecclésiastiques.
En un sens, Benedetta est le pendant féministe de La Chair et le sang, précédente incursion du cinéaste dans un univers médiéval. Ce film dépeignait une époque dominée par des hommes brutaux, sans foi ni loi, des seigneurs de guerre sanguinaires n’hésitant pas à trahir, piller et violer. Ici, ce sont les femmes qui mènent la danse. Elles réussissent le miracle – un vrai celui-là – d’affirmer leur personnalité et leur singularité dans un univers résolument machiste.
Le cinéaste s’efface d’ailleurs lui aussi derrière son joli casting. A raison, car la réussite de son film doit beaucoup à l’interprétation habitée de Virginie Efira, visage d’ange et diable au corps, à la performance de Charlotte Rampling, plus sobre et nuancée, mais tout aussi enflammée – si on peut s’exprimer ainsi. Il peut aussi s’appuyer sur la présence des jeunes Daphné Patakia – l’objet du désir de Benedetta – et Louise Chevillotte.
Pas sûr que cela suffise pour faire figurer Benedetta au palmarès de la 74ème édition du festival, mais si le film ou ses interprètes étaient malgré tout primés, on n’enverrait certainement pas au bûcher Spike Lee et ses apôtres…
(1) : “Sœur Benedetta, entre sainte et lesbienne” de Judith C.Brown – éd. Gallimard
Benedetta
Benedetta
Réalisateur : Paul Verhoeven
Avec : Virginie Efira, Daphné Patakia, Charlotte Rampling, Louise Chevillotte, Olivier Rabourdin, Lambert Wilson, Clotilde Coureau, Hervé Pierre, Guilaine Londez
Origine : Pays-Bas, France
Genre : Film moyen-âgeux, politique et féministe
Durée : 2h07
Date de sortie France : 09/07/2021
Contrepoints critiques :
”Tout sonne faux ou anachronique, que ce soit les décors de la petite ville de Pescia que les physiques des protagonistes et leur façon de s’exprimer.”
(Barbara Theate – Le Journal du dimanche)
”Ce mélange de visions fantastiques sulpiciennes et de scènes érotiques donne au film un air délicieux de cinéma bis italien touché par des aspirations mystiques, bravant le risque du kitsch pour atteindre au sublime.”
(Philippe Rouyer – Positif)