Pourtant, les habitués de la Croisette étaient prévenus puisque la cinéaste avait déjà marqué les esprits il y a cinq ans à la Semaine de la Critique avec Grave, histoire d’étudiantes végétariennes qui se mettent subitement au cannibalisme. Ce qui n’a apparemment pas empêché les départs précipités de la salle pour cause de vomissements, malaises, évanouissements ou subite fébrilité sans rapport avec la COVID-19…
Il faut dire que la réalisatrice a passé la quatrième vitesse au niveau de la noirceur et de la violence, et que son film démarre sur les chapeaux de roues…
Comme dans Grave c’est un accident de voiture qui ouvre le film. Pendant que son père essaie de se concentrer sur sa conduite, la petite Alexia semble avoir décidé de lui pourrir la vie, en faisant suffisamment de bruit pour couvrir la musique de l’autoradio, en donnant de furieux coups de pieds sur le siège avant et en jouant avec sa ceinture de sécurité. Arrive ce qui devait arriver : excédé, l’homme se retourne pour lui coller une claque, mais perd le contrôle de son véhicule. La gamine est projetée hors du véhicule la tête la première et est victime d’un choc brutal. Hospitalisée et opérée en urgence, Alexia survit grâce à l’implantation d’une plaque de titane dans sa boîte crânienne. Elle s’en tire avec seulement une grosse cicatrice au-dessus de l’oreille droite. Et, quand même, un pète au casque, que l’on devine dès la sortie de l’hôpital, quand la fillette se met à enlacer avec une sorte de ferveur érotique la voiture de ses parents.
Quinze ans plus tard, Alexia (Agathe Rousselle) est devenue gogo danseuse dans des shows de tuning, variante pour adultes du salon de l’automobile. Elle peut se trémousser lascivement sur le capot de belles mécaniques, sous les yeux lubriques de gros durs amateurs de belles carrosseries. Son look punk androgyne se fond tout à fait dans le décor, entre garage huileux et peep-show sordide.
Si l’amour des voitures ne l’a plus jamais quitté, Alexia a en revanche plus de mal dans ses relations humaines. Elle a tendance à fuir les hommes, y compris ses nombreux fans, et n’est guère plus à l’aise avec les femmes dès qu’il s’agit de nouer des liens intimes. Un soir, après son numéro, elle est poursuivie par un fan un peu trop entreprenant. Apeurée, elle s’en débarrasse avec un coup d’aiguille à tricoter bien placé, flèche de Cupidon de la femme fatale, et elle se remet de ses émotions en s’accouplant avec… sa voiture. On ne verra plus jamais le levier de vitesse de la même manière après cela…
Si on pense tout d’abord qu’il s’agit d’un geste d’autodéfense maladroit, on comprend vite que la jeune femme n’en est pas à son coup d’essai. L’aiguille semble avoir déjà servi à détricoter d’autres cerveaux. Et elle fait encore une autre victime peu de temps après. Mais cette fois-ci, Alexia doit faire face à un problème imprévu. Son crime a eu des témoins, dont les spectateurs, donc, qui ont fuit la séance, dégoûtés par la violence et le côté malsain de la séquence…
Comme eux, Alexia se retrouve obligée de fuir rapidement, mais avec son physique atypique, elle risque fort d’être interpellée rapidement par les forces de l’ordre qui ont déjà massivement diffusé son portrait robot.
Elle finit par trouver une solution en se faisant passer pour Adrien, un garçon de son âge, disparu depuis plus de quinze ans. Cheveux coupés, sourcils tondus, nez cassé, elle fait illusion, d’autant que le père du garçon (Vincent Lindon) est tellement heureux de retrouver le disparu qu’il ne remarque pas la supercherie – ou refuse de l’admettre. Il l’entraîne avec lui dans son univers, celui d’un commandant sapeur-pompier. Enrôlée d’office, Alexia/Adrien n’a pas vraiment l’opportunité de fuir et doit multiplier les efforts pour cacher son identité et sa féminité aux autres membres de la brigade.
Là, le film prend un virage inattendu. Peu à peu, la jeune femme, dissimulée dans son corps d’homme, découvre ce qu’elle n’a jamais vraiment connu : une famille, un père aimant et aux petits soins. Mais cet équilibre est évidemment précaire. Même si sa conception du monde, à l’instar de son corps, est en pleine mutation, Alexia sait que la réalité n’est pas loin et peut la rattraper à tout moment, l’entraînant vers un point de non-retour.
Effectivement, Titane est une expérience de cinéma assez singulière, qui secoue, suscite le malaise, mais aussi qui bouleverse et fascine, grâce à un scénario malin qui laisse beaucoup de liberté pour lire entre les lignes et permettre à chaque spectateur de comprendre ce qu’il a envie de comprendre.
Pour les plus paresseux, le film pourra se savourer au premier degré, comme une fable fantastique. Certains pourront aussi être tentés d’y voir une allégorie religieuse un brin provocatrice, à travers le trio Père – Fils – Saint Esprit (version pick-up 6 cylindres et 400 chevaux), sans oublier le divin enfant hybride né justement de l’opération du Saint-Esprit et son viril levier de vitesse. Dans le genre iconoclaste, Benedetta peut presque aller se rhabiller…
Plus sérieusement, on peut y voir une réflexion sur le genre – le film de genre – et le genre – ce qui peut représenter l’identité réelle d’un individu. Alexia est née de sexe féminin, mais s’épanouit à incarner un garçon. Elle a un visage assez androgyne, mais des attributs féminins nécessitant de longues et douloureuses sessions d’habillage pour les soustraire aux regards des autres. Et en plus, elle se sent plus “machine” qu’humaine, avec sa plaque en titane et son attirance érotique hors normes pour les véhicules automobiles et l’odeur de l’huile de moteur – une bizarrerie qui ne manquera pas d’évoquer Crash de David Cronenberg, hué sur la Croisette, en son temps, avant de décrocher la Palme d’Or. Le film semble suggérer que la clé de l’épanouissement personnel est peut-être dans l’acceptation de cette différence. Alexia réapprend, au contact de cet homme paumé, vieillissant et rongé par la disparition de son fils, à apprécier son corps et à assumer sa différence. Elle se révèle aux autres et à elle-même, même si cette prise de conscience intervient un peu trop tardivement. Cette acceptation de sa nature profonde, de son identité, cette affirmation de soi était aussi au coeur de Grave, dont les héroïnes découvraient subitement leur appétit pour la chair après avoir été élevées toute leur vie dans le mensonge et nourries uniquement aux légumes bio.
En tout cas, le film entend dézinguer les clichés. Ses personnages sont éloignés des idées reçues concernant les hommes et les femmes. Enfant, Alexia est loin de l’image d’Epinal de la fillette douce et sage. Elle est dure et intenable. Adulte, elle est porteuse de la même sauvagerie, de la même férocité. Et si, dans les films d’horreur, les femmes sont souvent les cibles de choix des tueurs en série, ici, c’est l’une d’entre elles qui mène le bal. Vincent, lui, est tenu de se conformer à une certaine image masculine, virile et forte. En tant que commandant, il doit imposer le respect à ses hommes et doit donc être une figure imposante. Il s’inflige donc chaque soir des injections de stéroïdes pour pouvoir garder, malgré son âge et sa condition physique déclinante, une musculature saillante décourageant toute tentative de rébellion parmi ses troupes. Pourtant, dans les moments où il essaie de renouer des liens complices avec Adrien, on sent poindre chez lui une forme de sensibilité, de fragilité que l’on pourrait qualifier de féminine. Evidemment, hors de question de montrer cette sensibilité au sein de la caserne, univers assez machiste incapable d’accepter autre chose que les codes de la camaraderie virile – et un rien homophobe, à en juger les regards gênés que s’échangent les soldats du feu après une danse de bizutage d’Adrien/Alexia où son côté féminin reprend le dessus. Inacceptable pour un homme, et encore plus pour un pompier…
Titane peut encore se lire comme une variation autour de l’inceste. Si la relation qui unit Vincent à Adrien flirte parfois avec cette idée – un trouble induit par l’ambivalence d’Alexia et sa part de féminité – c’est moins explicite mais encore plus prégnant pour celle qui lie Alexia à son père (Bertrand Bonello). Si la gamine semble à ce point vouloir faire enrager son géniteur au début du film, est-ce uniquement par malice enfantine ? Le regard qu’elle lui jette en sortant de l’hôpital est chargé de haine et semble impliquer autre chose, une sorte de secret honteux et détestable.
Quand elle a sa relation charnelle avec le véhicule, juste après son premier crime, l’acte se passe dans le garage du domicile familial. Et le lendemain matin, père et fille se regardent en chien de faïence. Ils se conduisent de manière étrange, loin des relations de famille “normales”. Alexia a très bien pu transformer l’indicible réalité – les abus sexuels de son père – en cette sorte de rodéo érotico-mécanique. Dès lors, le fruits de ces ébats monstrueux ne peut être qu’une créature “monstrueuse”, ce qui peut donner un tout autre sens au dénouement de l’intrigue, brillamment écrite.
Il faudra sans doute patienter pour voir si ce Titane résiste à l’oxydation et à l’épreuve du temps, comme le métal qui donne son titre au film, et vérifier si des visionnages successifs peuvent permettre d’en capter toute la richesse thématique. En tout cas, on peut dès à présent saluer l’un des véritables chocs de ce 74ème Festival de Cannes, un film intense, original et fou, porté par des comédiens remarquables : Vincent Lindon impressionne dans ce rôle plein de nuances et de variations, tandis qu’Agathe Rousselle crève l’écran dans la peau de ce personnages aux multiples facettes, tour à tour inquiétante et bouleversante. C’est peut-être elle qui va surclasser toutes les prétendantes au prix d’interprétation féminine, à moins que le jury ne décide de récompenser le film avec la plus prestigieuse des récompenses, qui ne serait pas volée…
Titane confirme également que Julia Ducournau est bel et bien entrée dans la cour des grands. En deux longs-métrages, elle a montré tout son talent à créer des atmosphères singulières, proposer des intrigues capables de provoquer des réactions, fussent-elles extrêmes, et aborder des thèmes à la fois très personnels et universels (quête de soi-même, vision de la famille comme un cocon étouffant, dont il faut s’affranchir pour s’épanouir…). Sa maturité de cinéaste, déjà atteinte alors qu’elle n’a que 37 ans, laisse présager d’une longue et enthousiasmante carrière. On attend en tout cas la suite avec beaucoup d’impatience.
Titane
Titane
Réalisatrice : Julia Ducournau
Avec : Agathe Rousselle, Vincent Lindon, Garance Marillier, Laïs Salameh, Myriem Akheddiou, Bertrand Bonello, Dominique Frot
Origine : France
Genre : Film de genre(s)
Durée : 1h48
Date de sortie France : 14/07/2021
Contrepoints critiques :
”Oeuvre en apparence insaisissable mais qui organise au sein de son chaos fait de chair et d’acier des thématiques passionnantes qui cimentent la réflexion de la cinéaste autour d’une horreur à la fois frontale et très intériorisée, centrée sur le corps et les liens familiaux.”
(Laurent Duroche – Mad Movies)
”Lorgnant avec ostentation sur le cinéma de Lynch et de Cronenberg (en premier lieu, Crash), le film, dont la présence en compétition interroge, n’arrive pas à la cheville de ses modèles et frappe avant tout par son sens très sûr de l’esbroufe et sa médiocrité.”
( Olivier de Bruyn – Marianne)
“Avec #Titane , Julia Ducournau assoit sa maîtrise, et technique, et thématique, en humanisant encore davantage les traits de son genre. L’œuvre, sublimement protéiforme, entrelace les identités pour mieux les ébranler, puis les adoucir, dans un humanisme furieux, total, bouleversant.”
(@chrisval07 sur Twitter)
Crédit photos : Copyright Carole Bethuel, Diaphana Films