Si cela ne gêne pas vraiment Tony, qui connaît par coeur toute l’oeuvre de Bergman et en accepte volontiers la noirceur, c’est moins évident pour Chris, qui trouve ce prestigieux fantôme un peu encombrant. Passe encore de mettre leur couple à l’épreuve en dormant dans le lit de Scènes de la vie conjugale, “le film qui a fait divorcer des millions de gens”, comme l’explique fièrement leur logeuse. Mais, elle aimerait retrouver un peu de légèreté dans son écriture, profiter de la beauté des environs, baignés de lumière estivale, sans qu’elle soit entièrement couverte par les références à une oeuvre, certes impressionnante, mais relativement austère et mortifère. Preuve en est la difficulté à choisir le film que le couple va avoir le privilège de visionner dans la salle de projection privée du Maître. Chris suggère Un été avec Monika ou Le Septième sceau, en tout cas un Bergman “léger”. Tony lui rétorque qu’un tel film n’existe pas et propose des oeuvres aussi guillerettes que La Source ou L’Heure du loup. Ils tombent d’accord sur Saraband, l’un des derniers films du cinéaste suédois, mais pas de bol, le projectionniste ne l’a pas… A la place, il les oriente sur Cris et chuchotements, un chef d’oeuvre absolu, certes, mais pas vraiment une franche partie de rigolade…
La présence de ce fantôme qu’elle admire sans avoir pour autant envie d’imiter, a plutôt tendance à la bloquer qu’à la libérer, d’autant qu’elle voit son conjoint faire preuve de beaucoup de facilité dans son écriture et sa quête d’inspiration. elle ne se sent pas à la hauteur. Pour elle, l’écriture n’est pas innée. C’est un effort intense, une souffrance…
Alors bien vite, elle abandonne toute velléité de suivre les visites officielles de l’île, comme le “Safari Bergman”, un parcours fléché dans des ruines sans intérêt, sauf pour les vieux débris cinéphiles qui se disputent le titre de meilleur connaisseur de l’oeuvre du maître. Chris préfère découvrir les lieux par des chemins de traverse. Elle prend ses distances avec son conjoint pour trouver par elle-même sa voie, sympathise avec un jeune suédois étudiant en cinéma qui lui rappelle un peu l’un de ses amours de jeunesse et se met à écrire un scénario s’inspirant de cette histoire à la fois lumineuse et amère.
Comme son personnage, Mia Hansen-Løve n’hésite pas à s’affranchir des chemins tout tracés, aime à se perdre dans les méandres de son récit pour mieux retrouver son chemin. Si elle commence son film en se focalisant sur son alter-ego, Chris, jeune réalisatrice en pleine crise existentielle, elle s’intéresse ensuite au scénario que cette dernière est en train d’écrire. On suit les tourments sentimentaux d’une jeune femme Amy (Mia Wasikowska) venue à Farö pour assister au mariage d’une vieille amie. Pour l’occasion, elle tombe sur son ancien amant, Joseph (Anders Danielsen Lie). Ces deux-là ont vécu une passion de jeunesse intense, interrompue brusquement par les envie d’ailleurs de Joseph. Depuis, chacun a commencé à reconstruire sa propre vie, de son côté. Amy a eu une fille. Joseph, lui, s’est fiancé à une autre. Pourtant, quand ils se retrouvent, ils réalisent qu’ils sont toujours irrésistiblement attirés l’un vers l’autre et doivent lutter avec l’envie de s’abandonner enfin à cette passion trop tôt avortée.
Toute ressemblance avec le scénario de Un amour de jeunesse, le troisième film de Mia Hansen-Løve n’est pas fortuite. La cinéaste a bel et bien écrit cette histoire – ou une intrigue qui lui ressemble fortement – et l’a mise en scène en 2010. A l’époque, elle était en couple avec un cinéaste et venait elle-même de donner naissance à une petite-fille. Dès lors, on ne peut qu’être troublé par ce récit-gigogne où la réalisatrice semble se mettre à nu, livrant ses sentiments, ses doutes, ses angoisses. La frontière entre la fiction et la réalité se brouille et Bergman island devient le théâtre d’une émouvante rencontre de fantômes. Celui de Bergman, bien sûr, cinéaste que Mia Hansen-Løve, ancienne critique aux Cahiers du Cinéma, a particulièrement adulé, celui de cet amour de jeunesse impossible à effacer, mais aussi, bien caché entre les ruines de la maison de De l’autre côté du miroir, le spectre de la fin d’un couple. Car la lumière crue de Farö éclaire de façon redoutable les fêlures du couple formé par Chris et Tony et, par ricochet, celui que la cinéaste formait Olivier Assayas avant leur séparation en 2016.
Finalement, avec cette façon d’entrelacer l’art et la vie réelle, l’intime et la fiction, de se projeter dans des personnages qui finissent presque par fusionner, Mia Hansen-Løve retrouve bien l’esprit des films de Bergman. Le maître suédois projetait dans ses oeuvres ses angoisses, ses blessures, les affres de sa vie personnelle, des choses finalement universelles, capables de toucher en plein coeur les spectateurs. La cinéaste française aborde elle aussi des thématiques très personnelles qui entrent en résonnance avec les problèmes que ses spectateurs peuvent éprouver au quotidien (crise de couple, deuil, vertige existentiel…), mais elle le fait avec son propre style, qui s’affranchit du côté austère et douloureux marquant la plupart des films du maître suédois. Bergman island porte bien la patte de Hansen-Løve : un cinéma vivant, lumineux et solaire, mais toujours empreint d’une certaine amertume qui lui donne tout son relief et son intensité.
Bergman island
Bergman island
Réalisatrice : Mia Hansen-Løve
Avec : Vicky Krieps, Tim Roth, Mia Wasikowska, Anders Danielsen Lie, Stig Bjorkman
Origine : France, Suède, Allemagne, Belgique
Genre : Bergmanien? Un peu, mais surtout Hansen-Løvien
Durée : 1h52
Date de sortie France : 14/07/2021
Contrepoints critiques :
”L’inconscience de l’autrice saute aux yeux : elle envoie ses protagonistes se recueillir devant la sépulture de Bergman. Il n’est pas interdit de penser qu’à cet instant le cinéaste se retourne dans sa tombe.”
(Eric Neuhoff – Le Figaro)
”Il y a ici l’aboutissement d’un regard singulier porté par une cinéaste sur ce qui la fonde et la fait avancer. Un regard personnel et si généreux qu’il devient universel, nous renvoie à nos rêveries, nos désirs, nos choix. Et à la puissance de nos imaginaires.”
(Isabelle Danel – Bande à part)
Crédits photos : Copyright Les Films du Losange