Son coude a quadruplé de volume et son avant-bras a pris un angle assez inhabituel. Aïe… Mais malgré la réalité de sa blessure, cette bobo exagère ses bobos. Comme un footballeur italien après un léger tacle, Raf surjoue la douleur. Elle profite surtout de son statut de “grande blessée” pour essayer d’attendrir sa compagne Julie (Marina Foïs) qui, lassée de son tempérament excessif et de leurs engueulades dantesques, est sur le point de la quitter.
En tout cas, elle ne souffre pas en silence. Les cordes vocales ne sont pas touchées puisqu’elle gémit, braille, manifeste son impatience et réussit même à s’embrouiller avec Yann (Pio Marmaï), un patient aussi impatient qu’elle. Ce chauffeur-routier aimerait sortir au plus vite des urgences pour pouvoir reprendre la route et finir ses livraisons, d’autant que son employeur ignore qu’il est à Paris. Il y est venu exprès pour être à la première grande manifestation des gilets-jaunes sur les Champs-Elysées, bien décidé à forcer le Président Macron à discuter avec le peuple en colère. Mais la manifestation a dégénéré suite à une intervention assez musclée des CRS. Les Champs-Elysées se sont transformés en champ de bataille et le pauvre camionneur est tombé au combat, victime d’éclats de grenade à la jambe.
La fracture, c’est donc aussi et surtout la “fracture sociale”, ce fossé qui se creuse peu à peu entre le pouvoir et le peuple, les forces de l’ordre et les citoyens en colère, mais qui divise aussi les français entre eux, les plus aisés et les plus modestes, les partisans du président et les sympathisants de “la blonde” ou ceux qui ne croient plus vraiment aux promesses des politiciens. Forcément, entre Raf, l’artiste bourgeoise-bohème excentrique et Yann le prolo furibard, il y a vite de l’électricité dans l’air et pendant un moment, l’opposition entre ces deux grandes gueules prend un tour profondément comique. Elle fait son numéro de femme au bord de la crise de nerfs, rendant chèvre même le plus impassible des soignants (qui pourra demander le Prix Nobel de la Paix à défaut de celui de médecine…). Il se voit comme le martyr du système, chevalier jaune lâchement attaqué par la garde royale jupitérienne, le symbole d’une liberté d’expression opprimée. Finalement, ils sont tous deux très “français” : des râleurs impénitents, jamais contents mais finalement pas si méchants, et embarqués dans la même galère, celle d’un hôpital public en grande souffrance, victime de plusieurs années de gestion assez calamiteuse, d’un flagrant manque de moyens et d’une bureaucratie inefficace. Alors évidemment, l’afflux massif de patients blessés lors des manifestations est “la goutte d’eau qui met le feu aux poudres” (1). Les lieux se retrouvent subitement envahis, non seulement par les blessés, mais aussi par des patients du service de psychiatrie qui, faute de personnel, les a adressés au service des urgences où il y a toujours du personnel de garde et parfois même plus que de raison. Tout un symbole : c’est la folie douce qui semble s’emparer du service, envahir l’espace comme les fâcheux envahissaient autrefois la cabine de paquebot des Marx Brothers dans Une nuit à l’opéra.
Mais le burlesque est bien vite balayé par la réalité. L’invasion, tout d’abord sympathique, vire peu à peu au cauchemar. La lutte sociale arrive jusqu’aux portes des urgences, où des manifestants pourchassés par des CRS hargneux et agités de la matraque viennent demander l’asile. La folie douce devient dure, angoissante. L’atmosphère, saturée de gaz lacrymogènes est vite irrespirable, étouffante et on vit le dernier tiers du film quasiment en apnée.
Mais de ce climat anxiogène renaît finalement l’espoir d’une réconciliation. Face à la terreur, le microcosme s’organise, résiste. On voit les personnages retrouver un peu d’humanité, d’empathie, d’entraide, de solidarité. L’égocentrique Raf cède son brancard à une femme sur le point d’accoucher. Yann le rebelle aide la police à raisonner un forcené, Julie aide les infirmières débordées à gérer les afflux de personnes et le personnel-soignant s’unit pour refuser d’appliquer les ordres du préfet qui imposent de dénoncer les gilets jaunes admis suite à la manifestation.
Le film de Catherine Corsini loue d’ailleurs l’abnégation et le courage de ces soignants qui assurent leur mission dans des conditions déplorables et pour des salaires de misère. Le personnage de Kim (Aïssatou Diallo Sagna, formidable) (2) est le symbole de ce sens du sacrifice. Elle enchaîne sa sixième garde de la semaine alors que la loi limite leur nombre à trois, et accomplit son travail sans rechigner à la tâche, rassurant les patients et tentant vaille que vaille de sauver des vies. Pourtant, elle aurait toutes les raisons de rester à la maison puisqu’elle a un enfant malade qui aurait bien besoin lui aussi de sa présence. Et elle est par ailleurs en grève pour protester contre le manque de moyens et les cadences infernales, justement. Service minimum? Pfff, tu parles…
Un temps, on pense que tout va s’arranger, tout va “rentrer dans l’ordre”. Mais la dernière scène, glaçante, nous rappelle le contexte. En France, certaines personnes sont obligées de risquer leur vie pour assurer leur survie, les agents du service public n’ont plus les moyens d’assurer leur mission correctement et cette société clivée, profondément divisée, crée une poudrière qui menace d’exploser en 2022, au moment de l’élection présidentielle.
A la fois léger et profond, La Fracture constitue l’une des heureuses surprises de ce cru cannois 2021.
(1) : Pour paraphraser l’idiotie jadis prononcée par un journaliste sportif depuis devenu l’animateur d’une émission de “débats” aux ras-des-pâquerettes, servant de tribune aux pires extrémistes et réactionnaires sur une pseudo-chaîne d’informations, et rendue populaire justement grâce à la crise des gilets jaunes…
(2) : Aïssatou Diallo Sagna joue presque son propre rôle puisqu’elle est aide-soignante avant d’être apprentie-actrice.
La Fracture
La Fracture
Réalisatrice : Catherine Corsini
Avec : Valeria Bruni-Tedeschi, Pio Marmaï, Marina Foïs, Aïssatou Diallo Sagna, Jean-Louis Coulloc’h, Camille Santerre, Ferdinand Perez
Origine : France
Genre : Une nuit à l’hôpital
Durée : 1h38
Contrepoints critiques :
”La Fracture, c’est la charité qui se fout de l’hôpital”
(Didier Péron – Libération)
”Là où La Fracture est très fort, c’est dans la tenue impressionnante de ses enchevêtrements d’intrigues, toutes traitées du début à la fin, malgré la montée en tension générale et le maelström ambiant qui auraient pu prendre le pas et abandonner certains arcs narratifs (voire certains personnages) en cours de route.”
(Jules Chambry – Le Mag du ciné)
Crédits photos : Copyright Carole Bethuel