[Venise 2021] “Madres paralelas” de Pedro Almodovar

Par Boustoune

[Film d’ouverture, Compétition officielle]

De quoi ça parle?

Difficile de décrire le film sans trop en dire. Disons que le film relie le destin de deux femmes, Janis (Penelope Cruz) et Ana (Milena Smit), qui accouchent le même jour et sympathisent à la maternité. Almodovar nous invite à les accompagner durant les deux années qui suivent les heureux évènements, à travers quelques moments de leurs vies, parallèles ou croisées. Mais c’est surtout un récit imprévisible qui passe son temps à bifurquer, prendre de nouvelles directions, pour revenir finalement sur une route bien tracée, et aborder différentes thématiques chères au cinéaste espagnol : le rapport mère-enfant, les liens du sang et les liens affectifs, les secrets et leurs conséquences.

Pourquoi on aime?

Justement pour cette construction complexe, qui entrelace – ou fait évoluer en parallèle – des fils narratifs différents pour tisser une trame solide, qui passe d’une histoire intime, personnelle, à la grande Histoire, en gardant une certaine logique thématique. Au-delà du lien noué entre Janis et Ana, le film exhume les blessures de la guerre civile espagnole et l’instauration de la dictature franquiste. Il est question des corps de loyalistes exécutés par les phalangistes dès le début du conflit, en 1917, et oubliés dans un charnier, de familles brisées et de femmes et enfants meurtris par l’absence d’un père ou d’un grand-père. Il est aussi question de secrets honteux gardés trop longtemps, hier et aujourd’hui.
C’est la première fois que Pedro Almodovar aborde frontalement le sujet de la guerre civile espagnol et les crimes commis par le régime franquiste. Il l’avait fait indirectement dans La Mauvaise éducation, qui était plus une charge contre les religieux qui ont profité du climat de l’époque pour commettre des viols sur mineurs, qu’un film sur les crimes de guerre franquistes. Il est vrai que le thème le concernait moins directement que certains de ses confrères des années 1970, comme Saura ou Erice, puisque lui a commencé sa carrière au moment où Franco agonisait. Il n’a pas vraiment été censuré par le régime conservateur de l’époque et a même profité de la période post-franquiste pour imposer son style, au sein d’un nouveau cinéma fantaisiste et provocateur. Mais un tel sujet ne pouvait que le toucher et l’inspirer, d’autant que les blessures laissées par la longue période de dictature militaire et le formatage de la pensée au cours de ces années sont aujourd’hui encore très prégnantes dans la société espagnole.

Par ailleurs, Almodovar est fasciné par tout ce qui touche aux secrets, aux non-dits, qui constituent un terreau fertile pour faire pousser des scénarii complexes. Ici, ce sont les secrets, les non-dits, les mensonges qui menacent l’équilibre des trois personnages féminins, ces “mères parallèles” : Janis est détentrice d’informations qui la placent dans une position de pouvoir par rapport aux autres personnages. Elle les cache égoïstement pour préserver ses intérêts et son bonheur difficilement acquis, avant qu’elle finisse par ne plus supporter sa propre attitude, ce mensonge par omission qui menace de détruire des éléments essentiels de sa vie privée. Ana a aussi ses propres secrets. Elle cache l’histoire de sa maternité précoce, des choses douloureuses qui l’empêchent de s’affirmer en tant que femme, en tant qu’adulte. Au contraire, la mère d’Ana, Teresa (Aitana Sánchez-Gijón) ne cache rien, en tout cas pas le choix de favoriser sa carrière avant tout, et c’est cette franchise qui crispe ses relations avec sa fille. En fait, Teresa cache les difficultés qu’elle a à communiquer avec Ana, dont elle a été trop longtemps été séparée pour que le lien soit assez solide pour résister aux épreuves de la vie. Cette incommunicabilité, cette impossibilité de pouvoir exprimer ses émotions, est un fardeau qu’elles partagent et dont elles aimeraient se défaire. La libération de la parole va aider ces trois femmes à trouver sa place et à repartir sur de bonnes bases.

Bon, puisque les non-dits sont nuisibles, soyons francs nous aussi : Madres Paralelas n’est sans doute pas le film le plus flamboyant de Pedro Almodovar, ni le plus abouti sur le plan esthétique, même si on retrouve bien, ça et là, son art de la composition des plans, en jouant sur les couleurs et les éléments de décor. Ce n’est pas non plus le plus émouvant, même s’il n’est pas dépourvu de moments forts et potentiellement lacrymogènes. Mais attention, il n’en demeure pas moins une oeuvre solide et plutôt réussie, qui démontre que le cinéaste espagnol maîtrise à la perfection tous les codes du mélodrame. Chez d’autres réalisateurs, toutes ces ficelles seraient jugées grossières et un brin usées, les personnages pourraient sembler caricaturaux, outranciers, et les situations décrites, invraisemblables. Chez Almodovar, c’est une sorte de marque de fabrique, un outil qui lui permet constamment de trouver le ton juste, la bonne distance. Il parvient toujours à façonner son matériau pour atteindre l’équilibre du récit entre comédie et drame, démesure et épure, emphase et émotion ciblée.
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Madres Paralelas peut aussi s’appuyer sur l’un des points forts du cinéaste espagnol, sa direction d’acteurs, absolument parfaite. Il offre ici à Penelope Cruz l’un de ses plus beaux rôles, tour à tour forte et vulnérable, perdue et éperdue, mère, amante et amie, chacune de ces facettes venant composer un joli portrait de femme, tout en nuances. Il ajoute aussi une nouvelle pépite dans son univers, en la personne de Milena Smit. La jeune actrice, révélée sur la scène nationale en 2020 dans No matarás de David Vicori, devrait ici, prendre une dimension internationale, grâce à sa performance touchante, à fleur de peau.

Au final, Madres Paralelas s’inscrit dans la lignée des films les plus réussis d’Almodovar. On y retrouve tous les éléments qui font que l’on aime son univers singulier et ses mélodrames compliqués. De film en film, on perd un peu l’effet de surprise qui donnait à ses meilleures oeuvres toute leur ampleur, mais force est de constater que le cinéaste est toujours aussi inspiré et ambitieux. Tant mieux! On en redemande!

Prix potentiels ?

Almodovar fait évidemment partie des postulants au Lion d’Or. Même si ce nouveau long-métrage ne fait pas partie des films les plus étincelants de sa filmographie, il possède suffisamment de qualités pour avoir séduit le jury.
Sinon, Penelope Cruz est candidate à la Coupe Volpi de la meilleure actrice pour ce rôle aux multiples facettes, assez fascinant, et Milena Smit peut postuler au Prix Marcello Mastroianni du Meilleur espoir du festival.

Contrepoints critiques

”Madres paralelas n’est peut-être pas le film d’Almodovar que les gens vont préférer. Pourtant, c’est probablement l’un de ses plus matures et des plus forts de ces dernières années.”
(Thibault Van de Werve – Cinopsis)

”The limitless love Almodóvar has shown toward his female characters throughout his career is on abundant display here, eschewing judgment and finding forgiveness even for the selfishness and flaws that cause them shame.”
(David Rooney – The Hollywood reporter)


Crédits photos : Affiche issue du dossier de presse communiquée par La Biennale Cinema – Photo : Copyright El Deseo