[Orizzonti]
De quoi ça parle?
D’une semaine-type de la vie de Julie (Laure Calamy), mère célibataire qui passe son temps à courir d’un endroit à un autre.
Dès le lever, c’est le rush. Elle doit se préparer, faire prendre le petit déjeuner à ses deux jeunes enfants, une fille de six ans et un petit garçon de quatre ans, rassembler leurs affaires pour l’école, puis les emmener à pied chez une voisine septuagénaire qui fait office de nounou. Elle fonce ensuite à la gare de son petit village bourguignon pour sauter dans le premier train pour Paris. À l’arrivée, il lui faut encore quelques stations de métro pour pouvoir prendre son service dans un palace parisien. Là, elle gère les équipes de femmes de chambre et toutes les situations d’urgence, de façon à satisfaire des clients aisés très tatillons sur la propreté des lieux, mais parfois moins regardante sur la leur. Le job est épuisant, mal payé, surtout si l’on considère le prix des chambres de l’hôtel, et parfois franchement dégoûtant.
Après un trajet tout aussi long en sens inverse, il faut gérer les affaires courantes : ménage, repassage, courses, filtrer les appels entrant de la banque, inquiète de son découvert permanent, et multiplier ceux, sortant, vers son ex-mari, qui oublie fréquemment de verser la pension alimentaire et ne rappelle jamais pour organiser les vacances des enfants.
Cette semaine-là, il y a aussi l’anniversaire du petit à organiser – trouver des cartons d’invitation, les remplir, les envoyer, trouver un cadeau, le faire livrer à temps, accueillir une nuée d’enfants pour un goûter digne de ce nom. Ah, et faire réparer le chauffe-eau, parce que les douches à l’eau froide à 5 heures du matin, en plein novembre, ce n’est pas très agréable…
En parallèle, la quadra dynamique doit aussi préparer un important entretien d’embauche, qui lui permettrait de retrouver un poste dans son secteur d’activité d’origine – moins qualifié, certes, que celui qu’elle occupait jadis, mais en temps de crise, ce serait déjà une aubaine. Elle doit s’organiser pour s’y rendre en douce sans risquer de perdre son job à l’hôtel, qui reste bien utile pour payer les factures tant qu’elle n’est pas embauchée ailleurs.
Ce qui complique un peu les choses, cette semaine-là, c’est une importante grève des transports publics, au niveau national et local, et des manifestations qui paralysent les centres-villes, le mécontentement continuant à s’étendre aux taxis, aux routiers et , en filigrane, aux gilets jaunes.
Comment réussir à gérer tout cela sans craquer ? Comment vivre dans ce stress permanent ?
Pourquoi on court voir le film ?
Déjà parce que Julie, c’est Laure Calamy, qui incarne avec son énergie habituelle cette femme survoltée, qui n’arrête jamais de chercher des solutions à ses problèmes. Toujours charismatique, l’actrice réussit à rendre le personnage attachant dès les premières secondes. Le spectateur est entraîné dans son sillage, espérant qu’elle pourra vite se sortir des situations compliquées dans lesquelles elle est embarquée. On a envie de la voir s’en sortir, car elle déploie tellement d’efforts, tellement de volonté, qu’on ne peut qu’être admiratifs de son courage. Mais chaque nouveau pas génère de nouveaux problèmes inextricables, des positions embarrassantes, des mensonges gênants. Pour couronner le tout, A plein temps se clôt probablement juste avant une autre perturbation majeure – la crise sanitaire liée au COVID-19 – puisque ces grandes grèves de transports pourraient figurer celles de l’hiver 2019/2020. La galère risque encore de continuer pour le personnage, bien après que la caméra se soit éteinte…
Certains trouveront peut-être que le cinéaste charge un peu trop la barque, qu’une même personne ne peut subir autant de galères dans un laps de temps aussi court. Et pourtant, des Julie, il y en a sans doute des centaines, voire des milliers en France. Et ces femmes ne possèdent pas toutes son énergie, sa force mentale qui la pousse à se battre jusqu’au bout, tant qu’il reste une lueur d’espoir.
Eric Gravel s’inscrit dans la tradition du grand cinéma social, celui d’un Ken Loach, celui des frères Dardenne ou, plus lointain, du néoréalisme italien. Avec une mise en scène percutante et enlevée, qui s’appuie sur son personnage principal et sur de jolis seconds rôles à qui il donne suffisamment d’épaisseur pour appuyer son propos, il décrit l’impitoyable réalité d’un monde où les individus doivent constamment lutter pour ne pas sombrer, déployer des efforts incroyables pour trouver un job ou le garder, essayer de survivre avec le minimum de ressources…
N’en déplaise au Président de la République, Emmanuel Macron, non, il ne suffit pas de traverser la rue pour trouver du boulot. Parfois, il faut traverser une partie de la France, et faire ce trajet aller-retour quotidiennement, car le coût de la vie en Ile-de-France est prohibitif. Les personnes qualifiées ne trouvent pas de poste à la hauteur de leurs espérances et doivent se rabattre sur des jobs moins rémunérateurs, quand elles en trouvent, car la concurrence est rude dans un pays comptant 8% de chômeurs.
Le cinéaste se garde bien de proposer une solution. Son film ne se veut pas politique. Il dresse juste le portrait d’une citoyenne “ordinaire” engluée dans un quotidien difficile et, à travers elle, celui de notre société actuelle, où il est compliqué de se faire une place. Une société où le mécontentement de la population est croissant et où le fossé s’agrandit entre les nantis – ceux qui peuvent louer les chambres du palace où travaille le personnage – et le reste de la population.
A plein temps est un film tout à fait dans l’air du temps, sombre et étouffant. On en sort épuisé, lessivé, à l’image de son héroïne courageuse, mais avec encore plus de foi en la capacité de résilience de l’être humain.
Une vraie réussite, qui confirme, après Crash test Aglaë, curieux road-movie social, qu’Eric Gravel possède un ton singulier, ancré dans un contexte sociologique brûlant. Laure Calamy, de son côté, rappelle qu’elle n’a pas volé son César de la meilleure actrice, glané en mars dernier, et qu’elle est l’une des plus intéressantes actrices de sa génération.
Contrepoints critiques
”À Plein Temps is a ferocious and constantly emotional feature that is both compelling yet horrifying to witness”
(Jak Luke Sharp– Clapper)
”Difficile che non arrivi un premio per Laure Calamy, che in #ÀPleinTemps affronta una maratona degna dei Dardenne per tenere a galla lavoro e figli, senza arrendersi al ridimensionamento della propria ambizione:una donna dalle risorse infinite col mondo contro.”
(“Difficile de ne pas envisager un prix pour Laure Calamy, qui, dans A plein temps, se lance dans un marathon digne des Dardenne pour maintenir à flot son travail, ses enfants sans renoncer à ses propres ambitions. Une femme aux ressources infinies contre le monde”)
(@GdiGardy sur Twitter)
Crédits photos : Photo officielle fournie par La Biennale Cinema