Emmanuel Cappelin - Une fois que tu sais © Nour Films
À l’occasion de la sortie de son documentaire, Une fois que tu sais, nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec Emmanuel Cappellin. Une conversation autour de sa rencontre déterminante pour réaliser ce film, des émotions qui ont une place prépondérante dans les questions écologiques et sur l’accompagnement à l'issue des projections afin de créer une cohésion.
Vous avez commencé à tourner bien avant que l’écologie ne devienne un sujet aussi urgent qu’aujourd’hui. Quel a été votre moteur pour réaliser votre documentaire ?
Réaliser Une fois que tu sais était une manière de répondre à une question que je me pose depuis très longtemps : en tant qu’humain, a-t-on la capacité de s’auto-réguler ? Pas en tant qu’individu, tout seul dans sa montagne, pas non plus dans un groupe restreint. Il y a des peuples indigènes qui ont montré que l’on pouvait trouver des formes d’équilibres avec l’environnement. Cette question, je me la pose en tant que civilisation globalisée industrielle. Peut-on développer cette indépendance à l’échelle globale en tant qu’espèce animale avec la capacité de transformer notre atmosphère, de transformer nos paysages de manière extrêmement rapide ? C’est un nouveau problème, qui ne s'est jamais posé à l’humanité, il va falloir trouver des solutions. Faire ce film, c’était une manière de répondre à une question qui n’a pas de réponse dans l’immédiat. L’avenir le dira ! J’y réponds de manière très personnelle et donc subjective et forcément imparfaite, mais à hauteur d’homme.
Y a-t-il eu un déclic particulier ?
L’idée de base est venue lors d’une rencontre avec Charlie Veron, un scientifique expert des coraux, au nord de la grande barrière de corail d’Australie, en 2009. C’est un des grands experts taxonomistes, il a classifié l’incroyable abondance de l’écosystème des coraux. On sait aujourd’hui que les coraux sont un des écosystèmes les plus fragiles et impactés par les changements climatiques. Il y a une acidification des océans liée au CO2 dans l’atmosphère qui a un impact sur ce type d’écosystème. Cet homme était censé me rencontrer en tant qu’expert, pour mettre en contexte les témoignages que nous étions en train de regrouper avec Yann Arthus-Bertrand. On interviewait des réfugiés climatiques partout dans le monde, témoins directs, victimes ou survivants de conditions climatiques extrêmes. Il y avait une sécheresse en Australie qui déplaçait les populations. Je m’attendais à ce que cet homme me donne un contexte froid et objectif mais au contraire, j’ai rencontré un homme complètement ... je ne dirais pas dévasté mais extrêmement affecté par la question. Et comme sa femme travaillait avec lui sur le même sujet, la problématique était présente dans sa famille et leurs enfants étaient également très impactés par ça. Ils parlaient de changement climatique devant leur fils de 12 ans qui en faisait des dépressions et leur fils de 14 ans avait quitté ses études parce qu’il ne croyait plus en l’avenir. À ce moment-là, je me suis demandé si cette famille était une exception. Leur façon de voir l’avenir était-il dû à leur histoire familiale ou est-ce qu’ils étaient des précurseurs de quelque chose que nous allons vivre à grande échelle ? Et donc, cela a posé la question du décalage entre le niveau d’exposition sur un type de savoir scientifique anxiogène et comment est-ce qu’on vit avec, comment est-ce qu’on l’assimile, on le rejette, on le prend en compte ou non.
Votre documentaire est à la fois immense et intime, parce que vous êtes également « acteur » du film. Comment en êtes-vous venu à prendre part à la narration ?
Au tout début, j’avais en tête une série de portraits de scientifiques, chacun nous parlant de comment est-ce qu’ils vivent tout ça, qu’est-ce que cela change dans leur vie. J’ai écrit et réalisé le film en collaboration avec Anne-Marie Sangla. On a commencé à écrire en 2012, on a tourné en 2015. Et un jour, pendant qu’on travaillait, elle m’a fait remarquer qu’on ne comprenait pas pourquoi j’avais choisi ces gens-là et pas d’autres personnes. Effectivement, moi j’allais les voir parce qu’il y avait quelque chose qui m’attirait très fort chez eux. C’était vraiment un choix très subjectif, au-delà de la crédibilité scientifique qu’ils pouvaient avoir. Il fallait raconter ça. Le film est parti sur une idée d’aller à la rencontre des scientifiques et puis finalement, c’est devenu une histoire de MA rencontre avec des scientifiques.
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C’est vrai qu’on a l’impression que chacun apporte une émotion chez les experts que vous interviewez, ou en tout cas, il y a quelque chose qui va plus loin que le discours factuel et posé auquel on s’attend. Je me souviens avoir été très surprise mais aussi très touchée devant le discours de Richard Heinberg, un homme dont la tristesse transperce l’écran.
Ah mais complètement, c’est le pari du film, laisser une information nous frapper à un niveau émotionnel. Comment la convention rationnelle peut devenir une convention émotionnelle. Ne pas parler de prise de conscience mais de prise d’émotion. Ces personnages sont là pour nous encourager et prouver qu’on peut vivre de manière très intense sa vie tout en étant conscient de ce qui nous entoure. Donc bravo pour l’acuité de votre commentaire ! Ça me fait plaisir parce que le personnage de Richard, en effet, représente l’émotion. Au tout début, j'avais imaginé un film où chaque personnage incarnerait une émotion, liée à une couleur, liée à une atmosphère. Cela s’est perdu au moment du tournage mais j’ai essayé qu’il y ait quand même des ... , des, ... on va dire, des énergies qui correspondent aux personnages, qui sont très différents les uns des autres. Au tout début, on est dans la lucidité avec Marc Jancovici. Il nous fout des baffes [rire], ça nous réveille. Richard, c’est la tristesse en effet, c’est le deuil de cet état de fait. Mais après, nous avons Saleemul Huq, un protagoniste pivot parce qu’il permet d’aller dans l’action, puisque lui c’est la colère, c’est le besoin de justice pour aller de l’avant et construire autre chose. Et puis Suzie. J’aime beaucoup le personnage de Suzie parce que c’est une synthèse de tout ça. Elle nous encourage à la fois dans l’action, ce n’est pas tous les jours qu’un scientifique prend la parole à un pupitre pour parler de changement climatique ! Et en même temps, elle est dans l’accompagnement pour permettre aux gens de reconnaître leurs propres inquiétudes, souffrances, incohérences. Je pense notamment à cette scène de stage de paroles où il y a des dames qui racontent leur ressenti, leurs angoisses. Suzie porte toutes ces choses, elle est la parfaite synthèse de ce que je voulais montrer dans le film.
Quand on parle d’écologie, on entend souvent un discours assez culpabilisant dans l’individu, qui se crée consciemment ou non. Être dans l’affect était-il un moyen d’éviter justement le ton moralisateur ?
Oui, tout à fait. Alors … Il y a des gens qui peuvent se sentir culpabilisés, d’autres moins et ce que j’observe pour l’instant, c’est qu’il y a quand même une différence de génération. Pour ma génération et les plus jeunes, ça leur parle énormément, il y a une identification très forte parce qu’ils se posent les mêmes questions, à leur manière. Alors que la génération des quarante-cinq ans et plus, c’est la génération du développement durable, qui a essayé de ménager la chèvre et le chou, de faire en sorte d’avoir de la croissance infinie mais quand même un peu de protection de l’environnement. Mais dans le film on le dit, on n’y croit plus à ça. On se rend compte qu’il y a une vraie limite à ce discours. Pour ces gens-là, je sens que dans mon film, il y a quelque chose de culpabilisant. Et souvent, dans les questions/réponses après les projections, on encourage les gens à vraiment aller dans l’affect, d’aller chercher ce qu’ils ressentent et de ne pas être juste dans un discours rationnel et c’est plutôt les plus âgés qui ont plus du mal à s’ouvrir à cette proposition. La culpabilité c’est quelque chose de très liée au chemin de vie de chacun avant d’arriver dans le film.
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Ce qui a de bien avec votre film c’est qu’il ouvre la discussion et c’est justement intéressant de faire des Q&A à la fin des projections, ne pas laisser les spectateur⋅trices seul⋅es face à leur questionnement, les accompagner à aller plus loin, peut-être même à s'engager et agir …
Oui, nous allons essayer de mettre ça en place dans un maximum de salles, ce ne sera pas possible partout malheureusement. Nous avons un réseau d’animateurs qui ont été formés pendant plusieurs mois pour animer ces débats et dépasser les questions/réponses classiques. Le but serait que ce débat se transforme en un temps de rencontre de la salle avec elle-même, de faire en sorte qu’elle devienne communauté. C’est peut-être un grand mot mais en tout cas, qu’il y ait un premier pas de franchi : parler à l’autre et se dire que nous ne sommes pas seuls. C’est très important pour beaucoup de monde, ils ont l’impression d’être entendus dans leur doute et leurs émotions. Nous avons vraiment voulu avoir une trace du film partout donc on essaie de distribuer un guide d’action dans les salles où le film sera projeté, qu’on a développé en partenariat avec un magazine qui s'appelle Yggdrasil, qui parle des questions d’effondrement et de renouveau. C’est un magnifique objet où nous proposons 150 actions sur des questions d’énergie, de climat, d’effondrement, de résilience, avec 200 structures qui existent en France et qui partent dans plein de directions différentes. Parce que souvent, les débats finissent toujours avec des réflexions stériles, où il est impossible de rebondir. Avec ce poster, on essaie de rassembler les actions comme un arbre généalogique du changement en cours. Cela montre qu’il y a une place pour différents types d’action. En effet, il y a de l’action individuelle qui est nécessaire, de l’action collective à tous les niveaux : locales, nationales, internationales, des entreprises, etc … Et que chacun puisse trouver sa place dans cette sorte de grand écosystème de mise en mouvement. Qu’on puisse se tirer vers le haut plutôt que vers le bas, et ne pas tirer la couverture uniquement à soi. On ne sait pas si on y arrivera mais on essaye de réconcilier les gens qui adorent se détester. Il faut construire des alternatives, il faut s’opposer, et il faut régénérer le système en changeant de culture. Nous avons œuvré pour que ces trois grands pôles puissent coexister.
Propos recueillis par Laura Enjolvy le 7 septembre 2021Merci à Emmanuel Cappellin pour le temps consacré et à Anne-Lise Kontz
L’équipe du film a mis en place un site racinesderesilience.org avec une version numérique du guide d’accompagnement. Par la suite, le site sera collaboratif, où les structures et/ou les actions organisées pourront être mises directement dessus, pour que l’arbre d’actions réalisées puisse continuer à grandir.