Florence Aubenas, grand reporter, s’était immergée de longs mois dans le monde des travailleurs de l’ombre du secteur du nettoyage. Elle avait travaillé comme agent d’entretien sur les ferrys et avait vécu le quotidien de ces précaires pour en livrer un bouquin dont elle refusa longtemps l’adaptation. Emmanuel Carrère s’y colle ; son film exploitant un sujet mi documentaire mi fiction en fait une sorte de Ken Loach made in France. Une vraie réussite de film social immersif.
Comme un funambule, Emmanuel Carrère surfe entre docu et fiction avec beaucoup d’intelligence et d’élégance. Au travers de sa « Florence Aubenas » ; il expose la difficulté d’être en immersion pour enquêter sur le long terme. La journaliste est humaine, garder à distance son sujet devient difficile lorsqu’elle tisse des liens d’amitié solides avec les gens qu’elle observe et qui ne savent pas être observés comme sujet sociologique. Cette trahison apporte une tension supplémentaire au film au-delà du quotidien des petites gens qu’expose le film. Et la question est posée: est-ce une trahison lorsque la volonté est de mettre à l’honneur des gens dont on ne parle jamais ? Parmi les choses qui sautent aux yeux dans ce film immersif, c’est bien l’étanchéité entre les milieux sociaux et l’écart entre deux réalités pas censées cohabitées. La journaliste parvient donc difficilement à dissimuler la différence de classe sociale.
Pour incarner une forme de « Florence Aubenas » ; Juliette Binoche, partie prenante dès la genèse du projet, fait preuve d’une grande abnégation afin que tous les comédiens non professionnels l’entourant puissent donner le meilleur d’eux-mêmes. Dans ce film, elle a tout d’une grande. Et dans tous ces amateurs qui l’entourent pour certains jouant leur propre rôle ; une étincelle apparaît avec Hélène Lambert, magnifique dans le rôle de l’amie trahie.
Et puis dans ce film très documenté, Carrère nous montre surtout toute la dureté de la précarité : les journées fragmentées, la difficulté d’avoir une vie de famille, la succession de contrats courts et à temps partiel, le mépris des petits chefs,… mais par contre, la solidarité, parfois surjouée (tous les pauvres sont gentils), est le ciment entre tous ces gens ; ciment qui les fait tenir debout ; eux mais aussi toute la société. Et dieu merci ; ça permet d’avoir plein de drôlerie tout au long du film ; pas lacrymal du tout, juste un peu de pathos et d’invraisemblances dans le final. Et ces bouffées d’espoir en la nature humaine font du bien de bout en bout ; c’est le logiciel qui déconne et non les gens.
On sort du film malgré tout avec cette question : la réelle imposture ne serait-il pas de croire à la possible rencontre entre deux mondes ? Moi issu du premier et ayant basculé via le fameux ascenseur dans le second, je vois au combien lorsque je me retrouve confronté au premier, mes repères et les regards que l’on porte sur moi ont changé.
A voir impérativement
Sorti en 2022
Ma note: 16/20