[Compétition Officielle]
De quoi ça parle ?
Comme l’indique le titre, d’Antonina Milioukova, une femme issue de la petite noblesse russe et surtout connue pour avoir été l’épouse du célèbre compositeur russe, Piotr Ilitch Tchaïkovski. Du moins pour l’état civil, car dans les faits leur bonheur conjugal a duré un peu moins de deux mois, même si le divorce n’a jamais été prononcé.
Si vous pensiez que la vie de l’épouse d’une des figures du romantisme russe du XIXème siècle était semblable à une belle symphonie ou un ballet tout en légèreté, vous avez tout faux. Celle d’Antonina a plutôt l’apparence d’un opéra sombre et tragique. En même temps, ce mariage était voué à l’échec, puisque le créateur du “Lac des cygnes” était exclusivement attiré par les hommes. Mais à cette époque, dans la haute société russe, l’homosexualité était considérée comme une maladie honteuse, dont il fallait se soigner ou qu’il était impératif de cacher, par exemple en adoptant une vie sociale et familiale de façade.
La jeune Antonina n’était évidemment pas au courant des préférences sexuelles de son époux. Elle était sincèrement et éperdument amoureuse de lui. Peut-être aurait-elle été capable de l’accepter tel qu’il était s’il lui avait avoué son homosexualité, mais il ne lui en a pas laissé le temps. Comme la jeune femme insistait pour qu’ils accomplissent leur devoir conjugal, Tchaïkovski a fini par la trouver un peu casse-noisettes. Prétextant un voyage d’affaires, il a pris la fuite, chargeant ses proches de régler le problème en négociant le divorce directement avec l’épouse importune. Antonina a toujours refusé de signer les papiers du divorce, mais n’a jamais revu son mari. Elle a vécu une vie de misère et a sombré dans la folie, jusqu’à sa mort en 1917.
Pourquoi le film nous enchante?
Parce que si Tchaïkovski était un génie de la musique, Kirill Serebrennikov , lui est un virtuose du septième Art.
Le premier plan-séquence, déjà, est admirable. La caméra suit la Antonina qui tente de se frayer un chemin jusqu’au lit de mort de son époux. Autour du funérarium, des centaines d’anonymes sont venus rendre hommage au grand compositeur. Dans la foule, des femmes sont en pleurs, alors qu’Antonina, elle, ne montre aucun chagrin. Elle s’avance vers celui qui fut et reste son mari, même si elle ne l’a pas revu depuis des années et qu’il n’a eu pour elle que du dédain. Quand elle finit par approcher du cercueil, le défunt se relève pour lui reprocher d’être venue et lui cracher sa haine au visage, avant de reprendre place sur son lit de mort, comme si de rien n’était.
Ce dispositif entremêlant fantasme et réalité va être réutilisé plusieurs fois durant le film, pour montrer que l’héroïne a perdu la raison, incapable d’accepter d’être ainsi rejetée et bafouée par celui pour qui elle nourrissait une véritable passion. Cette scène inaugurale est assez cocasse, car le défunt semble plus en forme que sa veuve, dont le visage pâle et immobile ressemble déjà à un masque mortuaire. Rien d’étonnant : Tchaïkovski restera vivant à travers ses œuvres, passées à la postérité. Antonina, elle, est morte depuis longtemps.
Peut-être quand le musicien, par le biais d’amis, lui a fait comprendre qu’il souhaitait s’éloigner d’elle, quand les avocats lui ont placé les les papiers du divorce entre les mains ou quand elle a appris, finalement, les vraies raisons de cette demande de divorce. En tout cas, elle n’est plus qu’un fantôme, une âme-en-peine, errant en marge de l’existence du génie.
D’aucuns penseront qu’Antonina était un peu trop naïve. Dès leur premier rendez-vous, Tchaïkovski se montre distant, peu enclin à accepter les sentiments de la jeune femme à son égard. Et quand il lui propose finalement le mariage, sa demande est effectuée du bout des lèvres, avec le secret espoir qu’elle refuse. Il fait tout, en tout cas, pour la dissuader, exposant son caractère irritable et l’assurant qu’il ne sera pas un mari très fougueux. En vain.
Par la suite, la jeune épouse rencontre plusieurs amis de son mari, qui ne cachent pas leur surprise de voir le musicien au bras d’une femme. Certains lui conseillent même de fuir tant qu’il est temps, conscients de l’homosexualité de Tchaïkovski et de son impossibilité à rendre une jeune femme comme elle heureuse. Pour le spectateur, les regards et les attitudes ne trompent pas. Tous ont été amants du musicien ou le sont encore, occasionnellement. Mais à cette époque, l’homosexualité était taboue. Une jeune femme de bonne famille ne pouvait pas imaginer qu’un homme puisse avoir ce genre de penchant. Elle n’aurait pas pu l’admettre. D’ailleurs, quand la sœur du musicien finit par lui avouer la vérité, sans détours, sa première réaction est le déni. Elle est persuadée qu’il l’aime, que leurs liens sont plus forts que tout. N’est-ce pas lui, qui, à leur première rencontre, lui a conseillé de se marier? Et c’est cette croyance absurde qui va la condamner à une vie de frustration et de rancoeur.
Là encore, la mise en scène et le travail sur l’image accompagnent parfaitement l’évolution de la relation entre les personnages et la dégradation de l’état psychologique d’Antonina. La première période de la vie du couple est filmée dans une clarté relative (plus grise qu’immaculée, toutefois) et correspond à la seule période où Antonina est vraiment heureuse. Dans le même temps, Tchaïkovski, lui, tombe dans la dépression. Par la suite, la tonalité du film se fait plus sombre, plus crépusculaire, pour montrer la lente déchéance de l’héroïne. A l’inverse, le compositeur retrouve sa place dans la lumière, adulé de tous.
Serebrennikov joue aussi avec les miroirs, les reflets pour caractériser la dualité de ses personnages, celle de Tchaïkovski, partagé entre son masque social officiel et sa personnalité réelle, et celle d’Antonina, tiraillée entre son amour dévorant et la conscience aigüe de l’impossibilité de cette relation, jusqu’à la folie. Il compose ses plans de façon à à signifier soit l’éloignement d’Antonina, que Tchaïkovski essaie de garder hors de sa sphère privée, soit son enfermement, pour montrer qu’elle est comme prise au piège de cette relation toxique, captive de son fantasme et son obstination. Aliénée dans tous les sens du termes.
Le cinéaste use aussi des plans en plongée, où Antonina est à la fois au centre de l’écran et un point minuscule, écrasée par ses sentiments, par la figure imposante de celui qu’elle aime et le rejet qu’il lui oppose.
Chaque mouvement de caméra, chaque plan fixe est d’une beauté et d’une élégance qui contraste avec le côté sordide de cette histoire, ce destin brisé en l’espace de quelques semaines, cette lente agonie. Ce lacis est là aussi en phase avec la psyché du personnage principal, où le bonheur fantasmé côtoie l’amère réalité. Il participe évidemment à créer une ambiance envoûtante, qui permet au spectateur de traverser ce long récit de plus de 2h20 sans susciter l’ennui.
Même si l’intrigue est en soi captivante, il n’est pas interdit de voir une dimension supplémentaire à ce récit construit autour de la dissimulation et du mensonge. Un sous-texte plus politique, la critique d’une société, d’un système, qui reposent sur la propagande et l’oppression, rejetant dans la marge tout ce qui peut être dérangeant. Serebrennikov en sait quelque chose, puisque son projet initial sur Tchaïkovski a longtemps été censuré par les autorités russes, qui refusaient de voir le nom du compositeur associé à l’homosexualité. Le cinéaste a par ailleurs eu quelques problèmes avec la justice de son pays, potentiellement en raison de son opposition à Vladimir Poutine et son gouvernement.
Enfin, difficile de passer sous silence la performance d’Alyona Mikhailova, qui participe pour beaucoup à la réussite du film. De tous les plans, ou presque, la jeune actrice russe incarne admirablement cette amoureuse éperdue et perdue, habitée par une fièvre inextinguible et rongée par une passion déraisonnée, dévastatrice. Sans préjuger de la décision de Vincent Lindon et ses acolytes du jury, on peut déjà la placer parmi les favorites pour le Prix d’interprétation Féminine.
Palmomètre :
La Femme de Tchaïkovski ouvre la compétition sur des bases très élevées. Après des films remarqués aussi bien dans les sections parallèles (Le Disciple) qu’en compétition officielle (Leto, La Fièvre de Petrov), mais repartis bredouilles de la Croisette, Kirill Serebrennikov pourrait cette fois être récompensé d’un prix de la mise en scène. Le film concourt en tout cas assurément pour la Palme d’Or ou le Grand Prix du Jury, même s’il est encore un peu tôt pour faire le bilan à ce stade de la compétition.
Evidemment, Alyona Mikhailova sera l’une des grandes prétendantes au Prix d’interprétation féminine.
Contrepoints critiques :
”Déçu par le premier film en compétition, Tchaïkovski’s wife. Serebrennikov a assagi sa mise en scène, toujours virtuose, mais le film est pesant et engoncé. Et trop long. “
(Christophe Grosjean – @christoblog sur Twitter)
”C’est son principal mérite : La Femme de Tchaïkovski révèle plus nettement encore le vide intrinsèque de ce cinéma de la gesticulation.”
(Josué Morel – Critikat)
”La compétition démarre fort à #Cannes2022 avec le film très impressionnant de Kirill Serebrennikov « La femme de Tchaikovski ». Une descente en enfer fantomatique sublimée par une lumière spectrale et une suite de séquences dingues où la reconstitution bascule dans l’onirisme”
(Philippe Royer – Positif – @philippe_rouyer)