[Cannes 2022] « EO » de Jerzy Skolimowski

Par Boustoune

[Compétition Officielle]

De quoi ça parle ?

D’un âne prénommé EO (« Hi Han », en polonais) et de son odyssée dans le monde des humains, ces animaux dits évolués.

Au début du récit, EO n’est pas si mal où il est. Il est animal de cirque et fait son numéro chaque soir avec sa partenaire humaine, Kasandra (Sandra Drzymalska), une écuyère qui l’aime et le couvre d’attentions. Le jour, c’est moins drôle, c’est vrai. Il doit aider le compagnon de la jeune femme à transporter des bouts de ferraille glanés dans des décharges ou des casses. Le bonhomme est moins sympathique. Il lui donne des coups de cravache pour le faire avancer, lui crie dessus. EO le supporte, par amour pour sa belle. Un matin, des militants pour la cause animale débarquent au cirque avec un huissier. « Halte aux animaux exploités dans les cirques » scandent-ils… EO est donc arraché à sa Kasandra, inconsolable, et envoyé ailleurs.

EO est envoyé dans un hara. Là aussi, il doit aussi traîner des carrioles, sans coups de cravache, mais aussi sans caresses ni tendresse. On ne s’occupe pas du tout de lui. Tous les humains n’ont d’yeux que pour la jument blanche dans le box voisin. On la brosse, la shampouine, la masse… EO semble aussi en admiration devant elle. Quand elle tourne  dans son manège, cela lui rappelle le cirque. Mais quand il comprend que tous ces préparatifs n’étaient que pour mieux la préparer à une saillie avec un étalon, l’âne manifeste son mécontentement de façon un peu trop visible.

Il est donc encore envoyé ailleurs, vers un autre endroit où on n’attend de lui que la même chose : aider à transporter des objets, des humains ou labourer la terre. « Halte à l’exploitation animale« , tu parles…
EO, toujours obsédé par Kasandra, décide de fuir pour partir à sa recherche. Mais il est régulièrement rattrapé par des humains, qui, chaque fois, réussissent à le surprendre par leur bêtise : supporters de football qui le prennent comme mascotte ou au contraire comme bouc émissaire, éleveurs de renard qui maltraitent les animaux, chasseurs équipés de viseurs laser, routiers (pas si) sympa…
Certains se préoccupent un peu plus de lui, comme ce vétérinaire qui lui sauve la vie alors qu’il a déjà trois sabots dans l’au-delà, cette femme qui lui tend des carottes ou ce prêtre qui l’emmène dans la propriété familiale, à priori pour des jours plus tranquilles. Mais globalement, l’espèce humaine, vue par les yeux tristes de ce petit âne, apparaît comme méprisable, incapable de ne penser à autre chose qu’à ses besoins, ses envies, au mépris de la faune et de la flore qui l’entourent. Cette espèce dite “intelligente” exploite totalement les ressources naturelles de la planète. Elle génère de l’électricité grâce à des éoliennes qui dénaturent le paysage, des barrages gigantesques. Elle coupe des arbres, cultive la terre, tue des animaux pour leur viande, leur fourrure, leurs os. Pour survivre? Oui, parfois. Mais aussi pour alimenter une course permanente à la puissance, à la consommation. Pourquoi? A quel prix?


Pourquoi on brait notre admiration ?

Jerzy Skolimowski, en dépit de son âge avancé (84 ans), a conservé son entrain juvénile. Quand certains cinéastes tombent précocement dans la routine, il continue inlassablement ses expérimentations cinématographiques, sur la forme comme sur le fond.
Faire d’un âne le personnage central d’un film, cela n’est pas fréquent. Robert Bresson l’avait fait en 1966 pour Au hasard Balthazar, l’une des références avouées du cinéaste polonais. Ici, le principe est à peu près le même. L’animal ne connaît que peu de répit. Il est constamment obligé d’effectuer de basses besognes, est malmené, battu, abandonné… Rares sont ceux qui lui apportent un peu d’amour ou de réconfort et chacune des étapes de son périple tourne court, pour une raison ou une autre. Comme Bresson, Skolimowski fait de l’âne l’élément central du récit. Il force le spectateur à adopter son regard sur les choses, et donc à contempler l’étendue de la bêtise humaine. Il force aussi à s’attacher à cet animal, à trembler face aux différents dangers auxquels il est confronté, et à être bouleversé lorsque l’on pressent qu’il ne pourra pas y avoir de happy end à ce voyage.

La différence avec le film de Bresson se situe tout d’abord au niveau de l’esthétique du film. Si le cinéaste français avait filmé son intrigue dans un style “bressonien”, c’est à dire assez austère, épuré, sans grands mouvements de caméra et dans un noir et blanc contrasté, Skolimowski signe une oeuvre plus onirique, une sorte de trip baigné de couleurs monochromes, de surimpressions, d’effets visuels étranges. Et il ne s’interdit pas le mouvement, à l’image de ses plans de drones parcourant la forêt à vive allure. Au-delà de l’observation de la bêtise humaine par les yeux de l’animal, le film se veut aussi une réflexion sur l’évolution du monde, cette course au progrès qui ne prend pas en compte l’environnement et conduit à la déshumanisation. Le film est truffé d’éléments qui  évoquent le progrès : les drones, les lasers des fusils des chasseurs, la nuit, les éoliennes dont les mouvements ressemblent aux aiguilles d’une gigantesque horloge devenue incontrôlable, ou encore ces robots à quatre pattes, inspirés des animaux, mais à l’intelligence complètement artificielle. Tel la Cassandre mythologique, qui a donné à la dompteuse son prénom, le cinéaste prédit un avenir peu reluisant à notre Humanité et ses images sont comme des flashs inquiétants, des visions entremêlant passé, présent et futur, pour nous alerter des dérives de nos comportements et de nos civilisations.

Le mouvement est aussi au coeur du film pour évoquer l’idée de migration. L’errance de l’animal à travers l’Europe, de la Pologne jusqu’au Sud de l’Italie, n’est pas sans évoquer les mouvements de population humains. Les migrants qui viennent frapper à nos portes ne sont généralement pas les bienvenus. Ils sont souvent traités comme des animaux sauvages, parqués dans des camps de réfugiés comme des animaux dans un enclos, envoyés d’un endroit à l’autre, abandonnés, rejetés. Exploités aussi, parfois, quand ils travaillent au noir – on se rappelle que c’était le sujet d’un film précédent de Skolimowski . Ces hommes et femmes trouvent de temps à autres une âme charitable qui leur apporte un peu de bonté, de tendresse, mais sont le plus souvent confrontés au mépris, la haine, la condescendance.
Ce parallèle entre le migrant et l’animal ressort dans la scène où un routier polonais tente d’appâter une migrante africaine avec de la nourriture, comme il tenterait d’attirer un chien errant, dans l’espoir secret de pouvoir abuser d’elle. En retour, assez logiquement, il se retrouve confronté à un comportement animal primaire, mû par l’instinct de survie.

Le périple nous emmène dans des lieux contrastés : des zones rurales assez pauvres ou des villas luxueuses, qui montrent bien, qu’au-delà des différences de traitement entre hommes et animaux, il y a aussi une différence de traitement entre les hommes. Certains accumulent les richesses, d’autres tentent juste de survivre dignement. Ces inégalités, comme la surexploitation des ressources de la planète et notre incapacité à préserver notre environnement, participent au même mouvement : l’effondrement programmé de nos civilisations, un aller simple vers l’abattoir.

Palmomètre :

Un prix d’interprétation serait amusant, histoire de faire tourner en bourrique les stars, mais puisque plusieurs ânes jouent le rôle-titre, cela ferait tout un foin sur scène.
Le film est peut-être un peu trop expérimental pour prétendre à un prix majeur. Peut-être un prix du jury, qui récompense habituellement les films atypiques de la compétition, ou un prix de la mise en scène pour récompenser le travail de Skolimowski. Mais l’originalité du film, sa force métaphorique, pourraient aussi donner une Palme d’Or audacieuse.

Contrepoints critiques :

”Eo lorgne du côté de Godard et Malick dans une expérimentation visuelle plus ennuyeuse que fascinante.”
(Michaël Mélinard – L’Humanité)

”Premier coup de coeur avec EO, récit picaresque à dos d’âne d’une beauté et d’une poésie renversante. Un cauchemar qui ne craint ni l’expérimentation ni le grotesque, et qui explore toute la beauté et la cruauté du monde.”
(@MotherOfSighs_ sur Twitter)