[Cannes 2022] « Un petit frère » de Léonor Serraille

Par Boustoune

[Compétition Officielle]

De quoi ça parle ? :

D’une mère et ses deux fils qui quittent la Côte d’Ivoire pour s’installer en France, à la fin des années 1980.
Le film est scindé en trois parties, situées chacune dans une décennie différente et focalisée sur l’un des trois membres de la famille.
La première se focalise sur la mère, Rose (Annabelle Lengronne), partie fièrement avec l’idée de conquérir la France ou du moins d’assurer l’avenir de ses deux enfants.
La seconde est centrée sur le fils aîné, Jean (Sidy Fofana puis Stéphane Bak), à la fin des années 1990, devenu un brillant étudiant sur qui la famille fonde beaucoup d’espoir.
La dernière partie, plus contemporaine, s’intéresse à Ernest (Milan Doucansi/Kenzo Sambin/Ahmed Sylla), le petit frère.
A travers ces trois destins, le film traite d’une intégration (comment ces immigrés ivoiriens parviennent – ou non – à s’installer en France) et d’une désintégration (comment cette famille se délite peu à peu).

Pourquoi Un petit frère n’est pas tout à fait un grand film?

Commençons par ce que l’on aime, dans le film de Léonor Serraille. Il montre une tout autre image de la famille immigrée que ce que celle qui est habituellement véhiculée dans les oeuvres de fiction. Ici, il n’est pas question de clandestinité, de faux-papiers ou de destins sordides. Ce n’est absolument pas un portrait misérabiliste.
Rose n’est pas une “sans papiers”. Elle a traversé la Méditerranée légalement. Elle n’a pas fui son pays natal, mais l’a quitté avec l’espoir de construire une nouvelle vie en France. Certes, le film évoque bien, en filigrane, la question du déracinement, et des sacrifices à consentir pour refaire sa vie. Rose a dû, pour donner une chance à deux de ses enfants, en laisser deux autres au pays, car il lui était évidemment impossible de débarquer avec quatre bouches à nourrir. Mais Léonor Serraille n’insiste pas sur ce point. Elle constate juste cette situation, sans juger son personnage et sans en faire une victime.
Rose n’est pas non plus une miséreuse. Elle a un travail, certes peu rémunérateur, de femme de chambre dans un hôtel de luxe. Et elle n’est pas à la rue, puisque le trio est hébergé par de la famille déjà installée en banlieue parisienne.
Enfin, Rose n’a pas de problème avec ses enfants, sages et obéissants.
Que demander de plus ? Un homme ? Pas de problème, ses proches en ont identifié un pour elle, un ivoirien installé en France et propriétaire d’une petite boutique. Le hic, c’est qu’il se prénomme Jules César. Un blaze pareil évoque au mieux un type volage qui multiplie les conquêtes, au pire un petit tyran domestique, quand bien même il est capable de réciter des poèmes de Ronsard…
De toute façon, Rose ne veut pas qu’on lui impose quoi que ce soit. Pourquoi devrait-elle absolument se mettre en couple avec un “compatriote”? Elle se voit tout autant aux bras d’un toubab, même si cela heurte ses proches. Si elle a quitté le pays, ce n’est pas pour vivre dans les mêmes conditions en France.  Rose est une femme moderne qui cherche à s’affirmer et à s’émanciper.
De la même façon, Jean et Ernest ne sont pas montrés comme des délinquants ou des élèves en difficulté. Au contraire, ils sont plutôt brillants à l’école. L’aîné, travailleur, vise l’excellence et envisage d’intégrer une grande école. Le cadet, plus rêveur, est attiré par la littérature française et suit une scolarité tout aussi correcte. Ils ne sont pas non plus victimes du rejet des autres enfants ou adolescents. Ils ont des amis, des petites amies, comme n’importe quel jeune de leur âge.
Pour autant, tout n’est pas idyllique dans leur parcours. Si le racisme et l’intolérance ne sont pas abordés frontalement, cela ne veut pas dire qu’ils n’en souffrent pas par moments. Un contrôle de police “au faciès” viendra rappeler que, même en étant un citoyen tout à fait respectable, une personne peut être stigmatisée en raison de sa couleur de peau. Mais ce qui mine le plus les personnage, c’est leur condition modeste. Sans être dans la misère, cette famille a un niveau de vie assez faible et elle peine à s’élever socialement. Cela met une certaine pression sur les deux enfants, en qui la mère place tous ses espoirs. Jean est celui qui subit le plus cette obligation de résultats. Aussi, quand il réalise, au contact de camarades beaucoup plus aisés que lui, qu’il ne sera jamais vraiment accepté comme l’un des leurs, il finit par perdre pied.
Le manque de moyens est également ce qui pousse Rose à travailler loin de ses enfants. La semaine, elle travaille en région parisienne tandis que ses enfants vivent à Rouen, un peu livrés à eux-mêmes. Elle n’est pas là pour soutenir son fils aîné dans les moments difficiles ou s’occuper du cadet, qui est en quête de repères. Cette absence provoque le délitement progressif de l’unité familiale, qui est montré par petites touches.

Cette façon de trancher avec les clichés habituels sans éluder pour autant les problèmes est tout à fait louable. Tout comme cette façon de filmer les choses sans emphase mélodramatique. Mais c’est aussi la limite du film de Léonor Serraille. En dépouillant à ce point le récit, en filmant simplement la vie ordinaire de personnes ordinaires, la cinéaste prend le risque de perdre des spectateurs en route. D’autant que sa mise en scène est elle aussi assez neutre, assez lisse. Plate et terne, diront certains. Sur près de deux heures et demie de film, cela peut générer un certain ennui.
La cinéaste aurait gagné à condenser un peu chacune de ses parties, ou à leur intégrer une scène-clé qui vienne les dynamiser un peu. Surtout que ses trois segments ne sont pas d’égale teneur. La partie la plus réussie est la première, qui dresse le portrait de Rose. La cinéaste la filme comme elle a croqué le personnage de Paula dans son premier long-métrage, Jeune fille : une femme attachante, à la fois forte et fragile, qui cherche à se faire sa place dans la société en effectuant ses propres choix, parfois bons et parfois mauvais. La seconde partie est également intéressante, avec ce portrait d’étudiant au bord de la rupture, soudain gagné par le “mal des montagnes”. La dernière, en revanche, est un peu rapide, moins étoffée, et peine à nous toucher alors que c’est celle qui aurait dû, logiquement, nous bouleverser. Vouloir éviter le pathos est une bonne chose, mais l’objectif d’un tel film reste quand même de toucher le spectateur. Ici, c’est un peu sec, malgré tout l’attachement que l’on peut avoir pour les personnages et les comédiens qui les incarnent, tous épatants. On peut trouver cela dommage.
Mais gageons que Léonor Serraille saura ajuster le dosage pour ses prochain films. Elle a en tout cas un regard singulier sur les êtres et le monde qui nous entoure, et un beau potentiel de cinéaste qui reste à déployer.

Palmomètre :

On ne voyait pas le film au palmarès. Il est effectivement reparti sans prix. Quand un film passe en dernier dans une compétition de bon niveau, il doit être marquant soit au niveau de la réalisation, soit de l’émotion qu’il procure. Avec ses partis-pris de mise en scène, Un petit frère pouvait difficilement atteindre cette cible.

Contrepoints critiques :

”Oeuvre tissée à la dentelle sur un scénario très sophistiqué dont l’amplitude temporelle et les trois regards placés successivement au centre du récit n’altèrent jamais l’intensité et la justesse du présent, Un petit frère se déploie avec délicatesse, sans jamais forcer la dramaturgie (…) [Il] démontre la maîtrise subtile et bluffante de Léonor Serraille qui dissimule sous le voile de la modestie et de la simplicité une palette de talents déjà très vaste dont on ne connaît encore sûrement pas toute l’étendue.”
(Fabien Lemercier – Cineuropa)

”Le scénario, à force de vagabondages et de digressions, se dilue et manque souvent de tension dramatique. “
(Hughes Dayez – RTBF)

Crédits photos : Copyright Blue Monday Productions – France 3 Cinéma – images fournies par le Festival de Cannes