[CRITIQUE/RESSORTIE] : Rashōmon

Par Fuckcinephiles

Réalisateur : Akira Kurosawa
Acteurs : Toshirô Mifune, Masayuki Mori, Machiko Kyô,...
Distributeur : Potemkine Films
Budget : -
Genre : Drame, Policier, Thriller.
Nationalité : Japonais.
Durée : 1h28min.
Date de sortie : 18 avril 1952
Date de ressortie : 10 août 2022
Synopsis :
Un paysan vient s’abriter d’une pluie torrentielle sous une vieille porte délabrée où se sèchent déjà un bûcheron et un prêtre. Ces derniers semblent ne rien comprendre à une affaire à laquelle ils ont été mêlés bien malgré eux. Un samouraï aurait été assassiné et sa femme violée ; quatre témoins du drame, dont le prêtre et le bûcheron, vont donner leurs versions des faits, toutes contradictoires…


Critique :

Sous une pluie écrasante et purificatrice, Kurosawa allie le fond et la forme dans un ballet des sens où elles ne forment plus qu'une et fait de #Rashōmon un uppercut universel et intemporel, une expérience introspective et captivante sondant l'ambiguïté de la notion de vérité. pic.twitter.com/BFWoghsrYF

— Fucking Cinephiles (@FuckCinephiles) August 15, 2022

Il y avait un cinéma japonais avant mais surtout après la sortie de Rashōmon d'Akira Kurosawa, dont la réception occidentale élogieuse (le Lion d'or à Venise couplé a l'oscar du Meilleur film étranger) a permis de bouger les lignes, que ce soit pour permettre à d'autres cinéastes nippons de venir dominer la scène internationale (Kenji Mizoguchi, Yasujirō Ozu, Kon Ichikawa où encore Teinosuke Kinugasa), où même pour voir l'oeuvre de Kurosawa (dont c'était ici le douzième long-métrage, une adaptation combinée des nouvelles Dans le fourré et Rashōmon de Ryūnosuke Akutagawa) jouisse d'une réception moins sceptique, même sur ses propres terres.
Catapulté au crépuscule/déclin de l'ère Heian, période fondamentale de l'histoire nippone (une époque où l'empire perd de sa puissance au profit des grandes familles possédantes, au point d'être complètement privé du pouvoir au moment Yoritomo Minamoto prit le titre de shōgun et mit en place une véritable dictature militaire - , Bakufu, le "gouvernement de la tente"), comme pour mieux servir de miroir à un Japon post-Hiroshima/Nagasaki dans le chaos et sous-occupation américaine (une nation affaiblie et victime autant de ses propres peurs que de sa culpabilité face à son expansionnisme militaire criminel), le cinéaste y scrute les méandres d'une ère de bouleversements sans précédents, où la loi du plus fort et du plus violent règne en maître.

Copyright Potemkine Films


Une ère où l'homme est un loup et une menace pour l'humanité, pour preuve les trois figures que Kurosawa prend comme pivots pour sa narration, trois hommes qui ne fraternisent et ne dialoguent entre eux uniquement parce qu'une averse soudaine et violente les oblige à trouver refuge sous un portail, théorisant sur la vérité de ce qui ce cache derrière - un drame horrible, l'assassinat supposé d'un samouraï et le viol de sa femme.
Car la mort, autant que le désir, est omniprésente dans le film tout comme dans l'oeuvre de Kurosawa et, plus directement, au sein de l'histoire - passé comme récente - d'un Japon où chacun structure sa propre dialectique en recourant à l'affirmation de sa propre vérité intime, parfois complètement éloignée de la réalité des faits - où comment chercher à lutter contre le chaos en ne faisant que l'alimenter.
Articulé autour d'une tripartition claire (trois hommes sous le portail, trois versions/témoignages du crime rapporté par le brigand, le samouraï tué et sa femme) avant d'être bouleversé par une quatrième confession démystifiante et amère - qui ne fait que pointer l'aspect furieusement sordide de la réalité humaine -, essentielle à la compréhension de la vision poétique et humaniste de son auteur (pur héritier des grands écrivains russes); Rashōmon peut se voir comme une expérience méta-cinématographique follement introspective et captivante où Kurosawa et son approche analytique expose le besoin viscérale - et furieusement absurde - qu'à l'humanité de mentir, pour mieux construire sa propre vérité entre orgueil et honneur.

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Ce qui ne l'empêche jamais pourtant d'avoir une foi inébranlable en l'humain (personnifiée par l'apparition du nouveau-né dans le final), une croyance qui si elle se détache de ses personnages ne quitte jamais les bordures de l'écran, le cinéaste voulant, entre tragédie et optimisme, transmettre par la beauté et la puissance du septième art (qui est lui-même, dans un sens, un mensonge puisque fictionnel et fruit d'une interprétation de la réalité) une vérité fragile que sa propre nation semblait avoir enterré sous le poids de son individualisme et de ses traumatismes : croire en l'être humain pour espérer avoir un avenir.
Sous une pluie écrasante et purificatrice, Kurosawa allie le fond (une incroyable puissance et intelligence d'écriture) et la forme (une mise en scène millimétrée qui épouse avec dynamisme les corps et les regards, sublimant les performances habitées de Toshirō Mifune et Takashi Shimura) dans un ballet des sens où elles ne forment plus qu'une et fait de Rashōmon un uppercut incroyable, une réflexion aussi universelle qu'intemporelle sur l'ambiguë notion de vérité où le spectateur est libre de trouver/choisir la sienne.
Jonathan Chevrier