[Compétition Officielle]
De quoi ça parle ?
White noise est l’adaptation très fidèle de “Bruit de fond” (1), l’un des romans les plus connus de Don DeLillo.
Il suit quelques semaines de la vie de la famille Gladney, qui vit dans un quartier pavillonnaire aisé, dans une petite ville universitaire du Midwest. Le père, Jack (Adam Driver), est un enseignant universitaire brillant, spécialiste des conférences sur Hitler et le nazisme (plus sur Hitler lui-même, d’ailleurs, que sur son action). Son épouse, Babette (Greta Gerwig), est professeure de yoga et de bien-être pour les personnes âgées du quartier. Ils forment un couple en apparence heureux et uni, essayant de donner à leurs quatre enfants une bonne éducation et une capacité à penser par eux-mêmes.
Mais cette image idyllique, emblématique de l’American Way of Life est en trompe-l’oeil. En grattant un peu le vernis, on s’aperçoit très vite que quelque chose cloche. Babette commence à avoir des pertes de mémoires ponctuelles. Elle confond les prénoms de ses enfants, oublie d’aller à des rendez-vous, refait plusieurs fois les mêmes actions. Rien de très grave, mais le phénomène finit par inquiéter sa fille aînée, Denise (Raffey Cassidy), surtout quand celle-ci découvre que sa mère prend en cachette un médicament inconnu. Quand elle prévient Jack, celui-ci est décontenancé. Il est inquiet que son épouse prenne des substances pouvant nuire à sa santé, mais aussi parce qu’elle lui cache la vérité. Il a toujours considéré la confiance mutuelle comme l’un des ciments de leur couple et voit tout ce qu’ils ont construit ensemble menacer de s’écrouler brusquement.
On pense alors que la crise de couple va être au coeur du récit, mais elle a à peine le temps de couver qu’une autre menace vient perturber ce paisible écosystème familial. La collision entre un train de marchandises et un camion transportant des produits chimique occasionne un gigantesque nuage toxique à quelques kilomètres du domicile des Gladney, qui pourrait avoir des conséquences dramatique sur la santé des habitants. Si Jack essaie tout d’abord de rassurer les siens en affirmant que le nuage n’a aucune chance d’arriver jusqu’à eux, il ne tarde pas à se rendre à l’évidence, surtout quand l’ordre d’évacuer la ville est donné par les autorités. A partir de là, la panique gagne la ville et les Gladney doivent faire preuve de solidarité pour trouver une échappatoire au chaos ambiant.
Pourquoi on aime ?
On sait dès la première scène que le film va évoluer sur une tonalité singulière et surprenante. Le Professeur Siskind (Don Cheadle), un collègue de Jack, anime une conférence sur les accidents de voiture, qu’il présente comme quelque chose de très positif, faisant partie intégrante des coutumes américaines, comme Halloween ou Thanksgiving. Une théorie assez audacieuse et inhabituelle, qui surprend le spectateur et annonce indirectement le chaos de la seconde partie du film, ainsi que son dénouement.
Le scénario s’avère effectivement plein de rebondissements, de virages narratifs et de ruptures de ton. Il oscille constamment entre comédie grinçante, récit angoissant quasi-apocalyptique, thriller, drame intimiste et portrait au vitriol de la société américaine contemporaine. Il ose même s’aventurer, dans sa scène finale, sur le terrain de la comédie musicale. Le spectateur est embarqué dans ce récit à tiroirs, constamment étonnant, qui offre plusieurs strates de lecture et d’analyse.
Le récit est d’autant plus captivant que les personnages sont attachants et incarnés par des comédiens épatants, qui parviennent à leur donner de l’épaisseur sans jamais tomber dans la caricature. Il y a déjà Adam Driver, remarquable dans la peau de Jack Gladney, un homme pétri de paradoxes, très à l’aise dans sa vie professionnelle, mais beaucoup moins dans sa vie privée. Le professeur est capable de captiver les foules par ses seuls talents d’orateur, mais perd vite ses mots quand il s’agit de confronter son épouse à ses mensonges et cachotteries. Elle le met aussi face à ses contradictions, quand elle lui révèle la vérité, mais qu’il s’avère incapable de l’encaisser. De même, il est très convaincant pour expliquer à ses élèves que l’idée de la mort, universelle, est ce qui pousse les êtres humains à vivre en société, à communier ensemble, mais l’idée de sa propre mort lui est insupportable.
Greta Gerwig a moins de scènes, mais réussit à bien montrer toute la complexité de son personnage, qui dissimule, derrière son optimisme apparent et sa crinière de lionne, de grandes failles existentielles et des peurs dévastatrices.
Le couple semble finalement moins mature que leurs enfants, peut-être parce que ceux-ci, mieux informés sur les menaces qui pèsent sur le monde et mieux préparés à l’hypothèse d’une apocalypse imminente, sont plus enclins à accepter l’idée de la mort. Mais on peut aussi voir dans leurs positions radicales, anti-système, une façon d’essayer d’échapper à l’inéluctable, de se battre pour repousser l’échéance, qui les terrifie tout autant que les adultes.
Ecrit au milieu des années 1980, deux ans avant la catastrophe de Tchernobyl, le roman de DeLillo avait un côté assez visionnaire. Il ciblait un monde au bord de la catastrophe, à cause des tensions entre les deux blocs mondiaux, la Guerre Froide étant encore en vigueur à cette époque, de la pollution chimique, alors que certains scandales commençaient à voir le jour, ou, tout simplement, d’un système politique et économique à bout de souffle.
Baumbach choisit de ne pas dater précisément son récit, même si certains marqueurs, comme la coupe de cheveux de Greta Gerwig, semblent bien ramener dans les années 1980. Mais d’autres éléments, comme le côté activiste/lanceur d’alerte du fils cadet, semble plus ancré dans la société contemporaine. En tout cas, il parvient à faire résonner le récit de DeLillo avec notre propre époque. Il est vrai que l’actualité récente vient appuyer son propos. Le conflit ukrainien a ravivé le spectre de la Guerre Froide et la menace nucléaire. Les exemples de contamination de l’environnement par des rejets chimiques ne manquent pas et ils ne sont qu’un des problèmes environnementaux auxquels l’humanité doit faire face, entre l’urgence climatique et l’amoindrissement des ressources naturelles, sans parler des nouvelles épidémies microbiennes.
Quant au système politique américain, on voit bien que le clivage idéologique est de plus en plus marqué entre les deux camps principaux, et que beaucoup se tournent vers une politique ultra-conservatrice. En clair, la situation d’aujourd’hui est encore pire que celle des années 1980. Et l’humanité tend à reproduire encore et encore les mêmes erreurs. C’est là que devrait intervenir l’enseignement de l’Histoire, pour éviter aux jeunes générations de tomber dans les mêmes travers que leurs aînés. Mais souvent, le monde semble frappé d’amnésie passagère. Ce n’est sans doute pas un hasard si DeLillo a choisi d’affecter Babette de pertes de mémoire. Un comble pour l’épouse d’un professeur ayant pour spécialité Hitler et le nazisme, donc principal vecteur du “devoir de mémoire” par rapport à cette période sombre de l’humanité…
Ce que le film montre bien, également, c’est la culture de la peur. Tout est sujet à des craintes, des angoisses. Quand Babette cherche à apaiser son stress en fumant, elle subit la colère de ses enfants (“fumer tue”, c’est indiqué sur les paquets). Si elle décide de mâcher du chewing-gum, en guise d’alternative, ils lui opposent le même véto (cela donne la cancer aux rats, c’est prouvé). C’est pourquoi elle essaie en cachette un médicament expérimental censé l’aider à surmonter sa crise existentielle (avec des effets indésirables, ce n’est pas de chance, quand même…).
En même temps, comment supporter une vie à ce point hantée par l’idée de la mort, où les angoisses sont alimentées par les sources d’informations multiples et permanentes? Sans oublier celles de désinformation, jadis sur les torchons du type “News of the world”, qui semble avoir inspiré le magazine où Babette entend parler de ce traitement miraculeux pour la première fois, aujourd’hui sur les réseaux sociaux, où les théories complotistes fleurissent. Là encore, ce n’est sans doute pas un hasard si DeLillo a fait de Siskind est expert en “Elvis”. La mort du “King” a en effet été remise en question par certains média avides de sensationnel et cette théorie est encore aujourd’hui utilisée par des complotistes.
Hantés par l’idée de mourir, les êtres humains n’ont que peu d’options pour supporter cela : croire en une vie après la mort, ce que proposent la plupart des philosophies religieuses, se réfugier dans les paradis artificiels, pour ne pas trop gamberger sur l’existence du Paradis promis par la religion, ou accepter l’idée et vivre l’instant présent, en s’adonnant aux joies de la société de consommation.
Le film est thématiquement très riche. Outre les problèmes précités, il aborde en vrac le déclin des valeurs essentielles comme le couple et la famille, la montée de la paranoïa qui s’empare peu à peu des individus, les comportements individualistes… Mais le coeur du film, c’est bien le portrait de personnages qui ont tout pour être heureux, mais qui perdent pied peu à peu, hantés par la perspective de mourir. Une phobie plutôt ennuyeuse à notre époque qui porte encore les stigmates de catastrophes passées (la barbarie nazie) et les signes avant-coureurs d’autres périls à venir (problèmes environnementaux et climatiques, épidémies, famine, guerre mondiale…). Mais inévitable, tant la vie humaine est fragile et dérisoire.
Niveau mise en scène, c’est tout à fait correct. Même si Noah Baumbach reste un cinéaste assez sage sur la forme, le foisonnement du récit l’autorise à s’aventurer sur de nouveaux territoires, empruntant au thriller, au film-catastrophe et même au cinéma d’horreur, le temps d’une séquence onirique saisissante.
On déplorera juste quelques baisses de régime après le second chapitre, mais globalement, c’est une adaptation réussie d’un roman réputé inadaptable. Parfait pour ouvrir la 79ème Mostra de Venise.
(1) : « Bruit de fond » de DonDeLillo – éd. Actes Sud
Contrepoints critiques :
“Adam Driver and Noah Baumbach Take a Bold Stab but Don DeLillo’s Novel Still Seems Unfilmable”
(David Rooney – The Hollywood Reporter)
”Si le retournement final sauve « White Noise» du naufrage total, il est de loin le film le plus raté du réalisateur américain que nous avons tant aimé.”
(Benjamin Locoge – Paris Match)
Crédits photos : Netflix