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De quoi ça parle ?
De quelques jours de la vie tumultueuse de Lydia Tár (Cate Blanchett), chef d’orchestre réputée, en charge de l’Orchestre Philarmonique de Berlin.
Son agenda est plus que chargé. Elle essaie de composer une nouvelle pièce musicale, mais doit aussi amorcer les répétitions d’un important concert autour de Gustav Mahler, pour l’anniversaire de la mort du célèbre musicien. Elle se prépare aussi à la sortie de son autobiographie, pour laquelle elle accorde des interviews et organise des lectures publiques. Lydia doit aussi se plier aux obligations liées à sa fonction : déjeuner avec les grands pontes de l’institution, flatter les sponsors, manager ses musiciens, répartir les tâches au sein de l’orchestre et transmettre son savoir aux élèves du conservatoire.
Accessoirement, elle doit aussi s’occuper un peu de sa vie privée. Certes, elle et sa compagne Sharon (Nina Hoss) se voient tous les jours, puisqu’elle est le premier violon de son orchestre, mais leur relation est devenue presque exclusivement professionnelle. Et la “maestro” doit aussi trouver du temps pour sa fille, Petra, une gamine de sept ou huit ans.
Elle réussit tant bien que mal à gérer ce calendrier compliqué à force de travail, d’autorité et de l’aide précieuse de son assistante dévouée, Francesca (Noémie Merlant). Mais peu à peu, cette machine bien huilée se met à gripper et Lydia voit son statut menacé.
Pourquoi on siffle l’Hymne à la joie?
TÁR repose déjà sur l’interprétation magistrale de Cate Blanchett. L’actrice australienne, présente quasiment dans tous les plans, porte littéralement le film en composant un personnage complexe et attachant. En un peu plus de deux heures et demie, elle prend le temps de dévoiler toutes les facettes de la personnalité fascinante de Lydia Tár : la musicienne de talent, passionnée et sensible, le manager exigeant et perfectionniste, n’hésitant jamais à prendre des décisions radicales, la mère de famille (ou le père, comme elle se définit auprès d’une des camarades de sa fille), mais aussi la femme, avec ses doutes et ses faiblesses.
En tant que chef d’orchestre, Lydia Tàr occupe déjà un poste important dans la hiérarchie des musiciens. C’est elle qui doit diriger l’ensemble de l’orchestre, donner le tempo, recadrer les musiciens qui ne sont pas à l’unisson des autres. Elle est le garant de la réussite musicale des concerts donné par son orchestre. Dans l’univers de la musique classique, réputé comme conservateur et patriarcal, occuper cette fonction est déjà en soi une réussite, même si d’autres femmes avant elle ont ouvert la voie. Mais Lydia, elle, a réussi à obtenir ce poste au sein de l’un des plus importants orchestres philarmoniques du monde, une véritable institution. Et elle est la première femme à bénéficier d’une telle promotion. Son poste peut s’apparenter à celui du dirigeant exécutif d’une grande société multinationale. C’est une fonction prestigieuse, très bien rémunérée, mais aussi jalousée et très exposée. Chacun de ses actes, scruté, commenté et analysé, peut avoir des conséquences sur la suite de sa carrière, toute erreur pouvant s’avérer fatale. A ce niveau-là, l’expertise musicale ne suffit plus. Il faut être également un animal politique, afin de susciter l’adhésion ou la crainte, selon les situations, user de diplomatie, de charisme, parfois, pour glaner des subventions de sponsors ou assurer la promotion d’une oeuvre, se montrer ferme pour évincer un musicien qui n’est plus à la hauteur.
Lydia possède cette assertivité et cette autorité. Elle sait affirmer ses choix, imposer sa vision artistique aux membres de l’orchestre. Elle gère son petit monde avec une main de fer dans un gant de velours, consciente qu’un groupe de cette ampleur ne peut se gérer qu’avec une attitude très ferme et autoritaire, et un niveau d’exigence élevé dans le travail. Comme elle l’explique à sa petite fille, en train de jouer innocemment au chef d’orchestre avec ses poupées et peluches, “un orchestre n’est pas une démocratie”.
Mais ce côté autoritaire et exigeant, allié à sa franchise et sa vivacité d’esprit, peut vite être pris comme de l’hostilité, voire du harcèlement, par certaines personnes. Quand elle cloue le bec à un étudiant trop sûr de lui, qui refuse de jouer Bach parce qu’il estime ses valeurs personnelles incompatibles avec celles du compositeur, elle ne pense pas à mal. Elle veut juste confronter le jeune homme à sa bêtise et sa vision étriquée de l’art. Mais sa démonstration est tellement cinglante qu’elle s’apparente à une vraie humiliation pour l’étudiant. Et elle affiche la même attitude, hautaine et sarcastique, avec tous les fâcheux qui gravitent autour d’elle, espérant profiter de sa notoriété pour se faire une place au sommet. Alors, forcément, comme toutes les personnes de pouvoir, elle s’attire de profondes inimitiés, et devient une cible pour ses rivaux ou pour ceux qui rêveraient de la voir chuter.
L’autre problème de sa fonction, c’est la profonde solitude qu’elle génère. Lydia travaille beaucoup, et ne rencontre que des personnes avec qui elle a un lien hiérarchique ou des relations purement professionnelles. Elle délaisse sa compagne, voit peu sa fille et, pour tromper sa solitude et combler son vide affectif, s’amourache fréquemment de jeunes musiciennes, nouvellement arrivée dans son orchestre ou élèves de sa classe au conservatoire. Cette petite faiblesse constitue son talon d’Achille, car ses ennemis pourraient profiter de ces informations pour mettre en question son intégrité et ses méthodes de travail.
Aussi, quand une musicienne, ancien membre de l’orchestre, ne parvient pas à accepter la fin de leur liaison et multiplie les messages menaçants, Lydia perd peu à peu de son assurance. Et le film de Todd Field passe imperceptiblement du portrait d’artiste à une sorte de thriller angoissant, oppressant.
Le chef d’orchestre perd le contrôle de sa symphonie. Pas celle qu’elle répète avec l’orchestre, qu’elle dirige à la perfection, mais celle de sa vie personnelle. Des fausses notes se font entendre, du moins des sons parasites qui viennent gêner son travail : le bruit d’une sonnerie venant de l’appartement voisin, le bourdonnement d’un réfrigérateur, le bruit d’un métronome qui se déclenche tout seul en pleine nuit ou le cri d’une femme qui résonne pendant que la musicienne effectue son jogging quotidien dans le parc… Lydia perd peu à peu de son assurance et de sa sérénité. Le spectateur, qui, depuis le début, l’accompagne dans chacun de ses déplacement, ressent aussi cette montée de tension, cette pointe de paranoïa qui perce chez le personnage principal.
Si, depuis le début du film, Lydia était perçu comme une femme forte, sûre d’elle et en total contrôle, elle dévoile d’un coup une grande vulnérabilité, une fragilité qui grandit à mesure que l’étau se resserre autour d’elle, menaçant de détruire tout ce qu’elle a patiemment construit, au prix de douloureux sacrifices.
Et ces sacrifices en valaient-ils vraiment la peine? A quoi bon la gloire, les louanges, si c’est pour finir par faire plus de politique que de vivre sa passion de la musique ou passer à côté des choses essentielles.
Là encore, Cate Blanchet excelle à restituer les fêlures de son personnage. Ce n’est pas une révélation. Ses rôles dans des films comme Blue Jasmine de Woody Allen ou Carol de Todd Haynes avaient déjà marqué les esprits et permis de la consacrer comme une actrice de tout premier plan. Mais ce rôle est peut-être celui qui malgré les performances qui émaillent son immense carrière, celle qui lui permet le mieux de montrer toutes les nuances de son jeu d’actrice.
Ses partenaires, dans des rôles plus modestes, se mettent au diapason de sa performance. Noémie Merlant est très touchante dans le rôle de l’assistante fidèle et dévouée de Lydia. Une femme timide, effacée, mais pourtant toujours présente, toujours là pour rappeler au Maestro ses obligations ou la conseiller, toujours prête à faire le ménage et gérer les amantes éconduites, toujours prête à lui être agréable, d’une façon ou d’une autre. Mais elle est le plus souvent ignorée par sa patronne, qui n’a d’yeux que pour la nouvelle violoncelliste de l’orchestre.
Nina Hoss est également parfaite dans le rôle de la compagne de Lydia, qui n’est pas dupe de l’infidélité de sa dulcinée et commence à se lasser de ces sempiternels numéros de séduction, qui en plus de la mettre dans une situation embarrassante, finissent par nuire à la bonne entente des membres de l’orchestre.
Mais le film n’est pas qu’un brillant numéro d’actrices. Certes, Todd Field, ancien comédien lui-même, sait parfaitement comment les utiliser et ne se prive pas de les mettre en valeur, mais il est bien le chef d’orchestre du film et signe, quinze ans après son dernier long-métrage, Little Children, un retour tonitruant. il brille par sa faculté à créer une ambiance particulière ou à susciter l’émotion avec peu de choses, avec sa science du cadrage, ses mouvements de caméra élégants et précis, ou sa façon d’exploiter le tempo du film.
La scène où Lydia Tàr humilie l’étudiant impertinent, par exemple, est un modèle de construction cinématographique. La joute verbale entre Cate Blanchett et son jeune partenaire est accompagnée de subtils mouvements de caméra jusqu’à l’argument final de la démonstration de Lydia, qui relègue l’étudiant au second plan. Elle finit par le dominer totalement, le reléguer au second plan.
TÁR au-delà de ces subtils portraits de femmes, aborde plusieurs problématiques très contemporaines.
S’il montre que les femmes sont tout à fait capables d’occuper des fonctions importantes dans une organisation, et souvent mieux que leurs homologues masculins, il fustige aussi la volonté de vouloir à tout prix instaurer une égalité parfaite entre les sexes, en féminisant certains termes et en en masculinisant d’autres. Lydia refuse le terme “Maestra”. Le mot pour désigner une pointure de sa profession a toujours été “Maestro” et elle entend bien être appelée ainsi. Un autre terme induirait une sorte de distinguo entre les sexes. Or hommes ou femmes, les chefs d’orchestre effectuent le même métier et parlent un même langage, qui est fait de gestes et de musique. Pas besoin de féminiser un mot pour donner de l’importance à une personne.
Dans le même esprit, le réalisateur semble aussi s’agacer des personnes cherchant, iels, à affirmer à tout prix leur différence, leur singularité de genre, ce dont se moque Lydia, en s’attribuant une étiquette de “U-Haul Lesbian”. Et il se paie cette mode grotesque de la “Cancel culture”, que semble porter le jeune étudiant hostile à Bach. Son argument pour refuser de jouer Bach? Le compositeur a eu une vingtaine d’enfants et est l’archétype du mâle alpha, ne voyant dans la femme qu’une sorte d’objet de plaisir et d’usine à procréer. Et donc, est-ce une raison pour boycotter sa musique? Que faire, dans ce cas, des artistes ayant tenu des propos xénophobes, sexistes, homophobes? Brûler leurs oeuvres?
Au-delà de ces questions, le cinéaste semble aussi s’interroger sur l’avenir des professions artistiques nécessitant la direction d’un groupe, comme chef d’orchestre ou cinéaste. Comment créer dans un contexte où tout doit être parfaitement contrôlé, cadré, politiquement correct, sans aucune marge de manoeuvre? Comment tirer le meilleur d’un acteur si la moindre indication de jeu, la moindre critique, risque d’être tout de suite perçue comme du harcèlement ? Comment demander un dépassement de soi, un effort collectif, dans un monde où tout écart sur les horaires prévus est catalogué comme une “cadence infernale”? Pour Lydia Tàr, c’est encore plus complexe que cela. Non seulement elle peut se montrer autoritaire et difficile, mais elle a aussi besoin d’entremêler séduction et création. Pour elle, tomber amoureuse d’une de ses musiciennes semble être avant tout un moteur créatif, une source d’inspiration qui la pousse à se sublimer et à sublimer l’orchestre. En s’entichant de sa nouvelle violoncelliste, elle décide de travailler une pièce spécialement adaptée à son talent et, guidée par ses sentiments, la transcende. Mais, à une époque où tout est facilement condamnable, cela pourra évidemment lui être reproché. On a tôt fait, aujourd’hui de brûler ses idoles sur la base de simple présomptions, ou sur des critères qui n’ont rien à voir avec ce qu’ils ont pu accomplir par ailleurs.
Evidemment, le cinéaste interroge sur les limites à poser entre la vie privée et la vie professionnelle, surtout quand les relations entre les individus sont caractérisées par un lien hiérarchique ou une relation de pouvoir. Mais il ne porte aucun jugement moral sur ses personnages. Il veut juste les montrer dans toute leur complexité, leur grandeur et leur décadence. Leur humanité, en somme. Et cela donne un grand film, formidablement humain.
Pronostics pour le palmarès :
Le prix d’interprétation féminin semble promis à Cate Blanchett, tant elle est impressionnante dans ce film, qui lui offre peut-être son plus beau rôle.
Sinon, dès le premier jour, voici un très sérieux candidat au Lion d’Or…
Contrepoints critiques :
”Film immense sur la puissance toute relative des femmes face à un monde qui ne veut pas se débarrasser du patriarcat, «Tar» se déguste comme une symphonie cinématographique des âmes complexes et tourmentées, en éternelle quête d’identité.”
(Benjamin Locoge – Paris Match)
”Tár est une surprise mais aussi une confirmation pour un auteur trop rare, qui réapparait avec fracas grâce à un film fort, plein d’émotions, avec un final des plus incroyables qui trotte longtemps dans l’esprit après la projection.”
(Florent Boutet – Le Bleu du Miroir)
Crédits photos : Focus Features – photos fournies par La Biennale Cinema