De quoi ça parle?
Du retour de Silverio Gama (Daniel Giménez Cacho) dans son pays natal. Ce journaliste et documentariste a quitté le Mexique depuis de nombreuses années pour s’installer à Los Angeles et y faire carrière. Et cela a plutôt bien fonctionné, puisqu’il doit prochainement recevoir aux Etats-Unis un prix prestigieux saluant l’ensemble de sa carrière. La société des journalistes mexicains l’a invité à une grande fête donnée en son honneur et il entend profiter de ses quelques jours passés au Mexique pour écrire son discours de remerciements.
Mais très vite, le voyage prend une tournure inattendue. Déjà, l’échange avec un diplomate américain, un peu crispé suite à l’évocation de la guerre américano-mexicaine de 1846-1847, qui a débouché sur l’annexion d’une bonne partie du Mexique par les Etats-Unis, se boucle par une reconstitution historique grandeur nature de la bataille de Chapultepec.
Puis l’interview que Silverio doit accorder à son vieil ami Luis, se transforme en un jeu de massacre. Silverio se retrouve sur le grill subissant les attaques et les critiques de son ancien camarade. Il lui est reproché d’avoir quitté le Mexique pour vendre son âme aux Etats-Unis, de réaliser des documentaires hypocrites et déconnectés de la réalité, avec un style prétentieux. Interloqué, Silverio est incapable de répondre aux assauts. Il ne parvient pas à prononcer un mot. Et il ne répond rien non plus quand son vieil “ami” balance de vieux dossiers privés, plutôt embarrassants.
On comprend finalement que la séquence n’était qu’un simple cauchemar. En fait, Silverio était bien invité par Luis pour son show télévisé, mais a préféré lui faire faux bond, sans le prévenir.
Plus tard, alors que le protagoniste fait l’amour à sa femme, l’acte est brutalement interrompu par l’irruption d’un nouveau-né, que l’on apprend être l’enfant que le couple a perdu il y a quelques années, et dont le deuil pèse encore sur l’ensemble des membres de la famille. Mais là encore, il s’agit d’un rêve. A moins qu’il ne s’agisse d’un rêve dans le rêve, quand bien même Salverio prétend que cela n’est pas possible.
En tout cas, toutes les scènes du film sont du même acabit. Elles baignent toutes dans cette ambiance singulière, oscillant entre rêve et réalité, souvenirs et moment présent, l’histoire intime du journaliste et celle de son pays d’origine. L’explication de ce dispositif est donné par le titre du film, Bardo, qui correspond, dans la philosophie bouddhiste tibétaine, à un état mental intermédiaire, que l’on peut atteindre par les songes, la méditation ou au moment de la mort, quand l’âme se détache de l’enveloppe corporelle.
On en comprendra mieux les tenants et les aboutissants à mesure que ce long récit progresse, étape par étape. Le voyage retrace en tout cas les différentes étapes de la vie du protagoniste principal, ses réussites et ses échecs, ses souvenirs heureux et d’autres, plus douloureux. Il présente ses qualités et ses défauts, et tente de définir ce qui le caractérise, sa nature profonde.
Pourquoi on se laisse porter par le flux du film ?
Pour apprécier le nouveau film d’Alejandro González Iñárritu, il est indispensable d’en accepter la règle du jeu. Une fois acquis qu’il s’agit d’un long trip existentiel, entremêlant rêveries et pensées vagabondes, souvenirs intimes et issus de la mémoire collective, fantasmes et cauchemars, il suffit de se laisser porter, s’abandonner au flux des images élaborées par le cinéaste et son chef opérateur, Darius Khondji. Le choix de composer l’ensemble du film avec avec de longs plans-séquences, tournés avec une caméra grand angle ultra-légère, permet de donner cette impression de grande fluidité, d’immersion dans un univers purement mental. Tout le jeu est là, passer naturellement , sans effort, d’une scène réaliste – qui n’est pas la réalité pour autant – à une scène onirique – qui possède elle-même sa part de vérité, en se laissant porter par la poésie visuelle de l’oeuvre : Un appartement se retrouve envahi par les sables du désert mexicain; un bébé minuscule est rejeté à la mer pendant que la famille Gama y disperse les cendres de son nouveau-né décédé; Silverio se voit lui-même, dans une version en modèle réduit, échanger avec son père décédé; il escalade une pyramide de chair, composée des cadavres d’indigènes aztèques massacrés par les conquistadors, pour discuter avec Hernan Cortès des crimes commis par les espagnols au moment de la conquête du Mexique… Autant de moments marquants, émouvants ou surprenants, qui impressionnent par leur audace et leur virtuosité toute fellinienne – difficile de ne pas penser à Huit et demi et à l’errance du personnage incarné par Marcello Mastroianni.
Mais ici, il faut aussi admettre que trop de plans-séquences tuent le plan-séquence. En accumulant les morceaux de bravoure et les effets visuels saisissants, le cinéaste prend le risque de les banaliser et de lasser le spectateur, surtout sur long-métrage de près de trois heures. C’est presque ce qui finit par se passer, dans le dernier quart du récit. Une fois que l’on comprend enfin les enjeux de l’oeuvre et la justification de son audacieux dispositif, le film tourne un peu en rond. Iñárritu semble incapable de boucler son récit. Il accumule des séquences qui auraient pu constituer, chacune prise indépendamment, un dénouement tout à fait acceptable, mais qui, empilées ainsi, forment un pudding cinématographique plus difficile à digérer. D’une manière générale, le film aurait gagné à être un peu plus condensé. Cela n’aurait probablement pas nui à son ampleur, qui est apportée par cette façon d’entrelacer en permanence les images mentales et la réalité, tout en lui conférant un peu de rythme. On se souvient que Birdman, qui reposait peu ou prou sur le même dispositif – un unique plan-séquence virtuose, navigant dans les coulisses d’un théâtre et l’univers mental d’un acteur sur le déclin – était plus court et un peu mieux rythmé, et avait réussi à nous embarquer de bout en bout. Même si Bardo souffre par moments de cette impression de trop plein, c’est heureusement la sensation d’assister à un spectacle hors normes qui l’emporte, et il est impossible de ne pas reconnaître au cinéaste mexicain une totale maîtrise de son art.
Il a pourtant ses détracteurs. Certains n’hésiteront pas à dire qu’il se regarde filmer, qu’il ne cherche qu’à épater la galerie. En même temps, il peut se permettre… Sans doute les même auraient-ils craché, à une autre époque, sur les réalisations d’Hitchcock et Welles. Les mêmes reprocheront sans doute au côté mexicain son côté nombriliste, sa façon de se placer au coeur du film. Effectivement, Silverio peut être vu comme une sorte d’alter-ego du cinéaste mexicain, qui s’est lui aussi installé aux Etats-Unis depuis quelques années, après le succès d’Amours chiennes. Mais c’était un peu la base du projet.
Produit par Netflix, Bardo, False Chronicle of a Handful of Truths s’inscrit dans la même lignée que le Romà d’Alfonso Cuaron ou que La Main de Dieu de Paolo Sorrentino. Ce sont des oeuvres d’inspiration autobiographique, puisées dans les souvenirs de leurs cinéastes respectifs, et portée par le style singulier de leur auteur. On ne peut donc pas reprocher à Iñárritu de projeter un peu de lui-même dans ce film très personnel. Par ailleurs, il ne cherche pas à se glorifier à travers lui, bien au contraire. Il ne ménage pas vraiment son personnage, dont les qualités professionnelles et personnelles sont fréquemment bousculées par son épouse, ses enfants ou ses confrères.
Si le cinéaste mexicain se pose les mêmes questions que Silverio, qu’il se rassure. Il a réussi son pari, son nouveau long-métrage est une oeuvre techniquement admirable, qui réussit à entrelacer efficacement son aspect intimiste avec une réflexion plus universelle de ce qu’est l’âme du Mexique et ce qu’il peut en rester aujourd’hui. On serait presque parler de film-testament, tant l’oeuvre impressionne par son ampleur thématique (les relations familiales, le deuil, l’exil et ses conséquences, l’ostracisation en fonction d’une origine géographique et sociale, la disparition de la culture mexicaine traditionnelle…) et sa virtuosité technique. Mais Iñárritu n’a que 59 ans, un âge laissant encore augurer de quelques oeuvres supplémentaires, tout aussi virtuoses. Souhaitons-le, en tout cas, car il confirme qu’il est un des auteurs majeurs du 7ème Art.
Pronostics pour le palmarès
Bardo est lui aussi un concurrent sérieux pour le Lion d’Or. A défaut, un pris de la mise en scène n’aurait rien de scandaleux.
Contrepoints critiques
”Alejandro González Iñárritu, Lost Between Truth and Pretentiousness”
(David Ehrlich – IndieWire)
”Le résultat est visuellement époustouflant, rappelant à grand renfort d’images spectaculaires qu’il reste un exceptionnel metteur en scène ; il est aussi par moments fort démonstratif, et surtout inutilement long avec ses pas loin de 3 heures.”
(Jean-François Pluijgers – Focus Le Vif)
”Un trip inoubliable, qui vous reste accroché au cœur bien après la projection.”
(Olivier Bachelard – Abus de Ciné)
(Crédits photos : copyright Netflix)