[Compétition Officielle]
De quoi ça parle
The Whale est l’adaptation de la pièce de théâtre éponyme de Samuel D. Hunter, qui a connu un beau succès à Broadway.
Le récit tourne autour d’un homme dépressif et souffrant d’obésité morbide extrême, qui, sentant sa fin approcher, essaie de se rapprocher de sa fille et de partir en paix avec ses proches.
Charlie (Brendan Fraser) est dépressif depuis le décès de son compagnon, Alan, qui s’est suicidé quelques années plus tôt. Il a sombré dans un processus autodestructeur qui l’incite à s’empiffrer de pizzas, sandwiches, tacos et autres aliments trop gras, trop salés et trop sucrés, dilués avec des hectolitres de soda, plutôt que les cinq fruits et légumes réglementaires. En conséquence, sa tension atteints des sommets et son poids dépasse les 250 kg sur la balance. Il peine à se lever de son canapé et à marcher d’un bout à l’autre de son appartement, qu’il ne quitte plus jamais. Sa respiration est de plus en plus sifflante et il est fréquemment victime d’alertes cardiaques. Sa seule amie, Liz (Hong Chau), qui lui sert aussi d’infirmière, le conjure d’aller à l’hôpital se faire soigner tant qu’il est encore temps, mais Charlie est têtu. Il refuse toute aide médicale, ce qui le condamne à très court terme.
Un matin, il fait une attaque et ne doit son salut qu’à la visite impromptue de Thomas (Ty Simpkins), un jeune missionnaire pentecôtiste venu lui prêcher la bonne parole. Et comme un miracle n’arrive jamais seul, Charlie reçoit la visite de sa fille unique, Ellie (Saddie Sink), qu’il n’a pas revue depuis une dizaine d’années, en fait depuis qu’il a quitté son épouse Mary (Samantha Morton) pour faire son coming-out et vivre son histoire d’amour avec Alan. Il est ravi de la retrouver, car son ex-épouse a tout fait pour l’éloigner de lui. L’adolescente, elle, est moins enchantée. Rebelle, impertinente et misanthrope, elle ne consent à venir le voir chaque jour qu’en échange d’une forte somme d’argent et la rédaction de dissertations qui lui permettront de remonter sa moyenne au lycée. Charlie accepte, espérant rattraper le temps perdu et apporter à la jeune fille quelques clés pour réussir sa vie.
Pourquoi le film est l’un des poids lourds de la compétition?
Avec The Whale, Darren Aronofsky revient à une forme plus classique que celle de son précédent long-métrage, Mother!, qui avait dérouté les festivaliers de la Mostra en 2017. La structure, très théâtrale, impose l’unité de lieu (l’appartement de Charlie, et essentiellement son salon), à peu près l’unité de temps (juste quelques jours de la vie du personnage, correspondant à la réapparition de sa fille Ellie) et une narration reposant exclusivement sur les dialogues entre personnages. Cela constitue un cadre assez rigide, ne laissant que peu de place à l’improvisation ou aux expérimentations visuelles. Mais il permet aussi aux comédiens de prendre le temps de développer leur personnage, afin de restituer au mieux leur humanité. Ce qui est saisissant ici, c’est que le cinéaste et ses acteurs arrivent à rendre attachants des personnages qui, de prime abord, ne le sont pas du tout, soit à cause de leur physique, soit à cause de leur caractère.
Charlie est évidemment le premier d’entre eux. L’homme est physiquement impressionnant, avec les près de trois quintaux qu’il doit se trainer au quotidien, son abdomen démesuré et ses nombreux bourrelets de chair chargés de graisse. Il se qualifie lui-même de “repoussant”. Mais il ne l’est vraiment que lorsqu’il s’empiffre de quantités de nourriture astronomique, sans retenue, de façon compulsive. Dans ces moments-là, il prend une allure presque bestiale, sauvage, animale, à la différence près que pour l’animal, se nourrir répond à un instinct de survie, tandis que pour Charlie, il s’agit d’une pulsion de mort, d’une démarche autodestructrice. Il y a longtemps qu’il dérive, inconsolable de la perte de son grand amour, culpabilisant de n’avoir pas su trouver les mots pour le sauver. Il a finit par perdre sa route et par s’échouer dans ce canapé miteux tel un Moby Dick d’appartement. Côté caractère, ce n’est pas forcément mieux. Charlie apparaît comme quelqu’un d’obstiné, déraisonnable, assez fortement égocentrique par certains côtés et légèrement donneur de leçons – en même temps, c’est son métier, puisqu’il est professeur de lettres… Mais il y a quelque chose de touchant chez lui. Une forme de sensibilité exacerbée, qui le rend vulnérable face à ce deuil douloureux. Une douceur qui transparaît dans son regard, sa voix, et trahit une véritable affection pour autrui.
Sa fille Ellie est une gamine plutôt jolie, mais dotée d’un caractère aussi flamboyant que sa chevelure rousse. Elle semble en guerre contre le monde entier, à commencer par son père, et adresse à tous ceux se dressant sur son chemin des insultes ou des gestes obscènes. Evidemment, elle n’a aucun ami et, même si elle en souffre probablement, elle ne fait absolument aucun effort pour se rendre aimable. Elle se montre intrusive par moments, distante à d’autres, est agitée par de fréquentes sautes d’humeur. Sa mère, lassée de ses coups de sang, a fini par renoncer à l’élever correctement. Pourtant, on sent que la jeune fille est intelligente et s’intéresse au minimum aux êtres qui l’entourent, comme en témoigne sa relation naissante avec le timide Thomas.
Lui aussi est agaçant, avec son allure de séminariste coincé, son prosélytisme religieux envahissant et on découvrira qu’il n’est pas forcément aussi sage qu’il n’y paraît.
Liz n’est pas non plus très aimable au premier abord. Elle passe son temps à secouer Charlie, le sermonner, lui mettre des coups de pied aux fesses, et se montre désagréable avec les invités de celui-ci. Mais elle a le mérite d’être là pour son ami, de s’inquiéter pour lui, de lui apporter toute l’affection et les soins nécessaires, malgré le chagrin que lui cause la situation.
Peu à peu, le spectateur est invité à les connaître, à travers leur histoire personnelle, leurs blessures, leurs peurs, et finalement, à apprécier leur humanité. Aucun d’entre eux n’est parfait, mais aucun d’entre eux n’est repoussant ou détestable non plus. Ce sont des personnages complexes, écorchés vifs, abîmés par la vie, qui finissent par nous bouleverser.
Le film se rapproche beaucoup d’un autre sommet de la carrière d’Aronofsky, The Wrestler, qui mettait en vedette une autre sorte de personnage-monstre, un vieux boxeur au visage déformé par les coups accumulés et au corps boursouflé à force de musculation et d’injections de stéroïdes, et s’intéressait à la relation qu’il entretenait avec sa fille. Il est vrai qu’il n’y a apparemment pas, dans ce nouveau long-métrage, le sous-texte politique et social qui donnait au Lion d’Or 2008 toute sa grandeur. Mais à y regarder de plus près, les deux films peuvent être vus comme les faces complémentaire de la même pièce : The Wrestler mettait en scène des personnes humbles utilisant leur corps comme outil de travail (lutteurs, stripteaseuses…) et dont l’usure physique induisait aussi des blessures mentales. Dans The Whale, c’est un peu l’inverse. Le personnage principal exerce un métier plus cérébral, puisqu’il est un professeur de lettres cultivé, mais dont les blessures mentales génèrent cette boulimie autodestructrice. La source de ces blessures est à chercher dans ce qui a poussé le personnage d’Alan à se suicider : la difficulté à faire accepter, encore aujourd’hui, sa différence sexuelle dans un pays comme les Etats-Unis, très puritain et conservateur, et à la faire cohabiter avec sa foi religieuse.
On peut très bien considérer le personnage de Charlie comme le symbole d’un pays à bout de souffle et sclérosé. Sa boulimie peut être vue comme une parabole de la société de consommation poussée à l’extrême, ou aux appétits incontrôlables des ogres de Wall Street cherchant à engranger toujours plus de profits. Et le récit aborde les problèmes d’un pays incapable de donner à ses enfants une éducation de qualité ou d’offrir un système de santé égalitaire et accessible aux plus faibles.
Et les deux films baignent dans une ambiance crépusculaire, assez déprimante, emblématique de l’état général du pays.
Cependant, The Wrestler et The Whale ne sont pas des oeuvres complètement désespérées. La lumière vient des liens qui se nouent ou se renouent entre les personnages, leur solidarité, la tendresse qui les unit. Des choses essentielles, qui caractérisent notre humanité et qui sont parfois reléguées au second plan dans nos sociétés modernes. C’est peut-être cela, semble nous dire le cinéaste, qui permettra à ce grand pays de renaître, plus fort.
Il est aussi possible d’apprécier le film sans essayer d’y chercher un sous-texte. L’aspect mélodramatique du récit, où le pathos est assez bien dosé, se suffit à lui-même et on peut aussi apprécier les performances XXXL des acteurs.
Brendan Fraser, pour son comeback, trouve le plus beau rôle de sa carrière. Même s’il avait évolué, avant sa disparition des écrans, dans une poignée de films plus sérieux, son image est encore associée à des blockbusters d’action et des comédies de seconde zone. On ne l’attendait pas forcément dans ce registre-là et il se montre absolument impeccable.
Sadie Sink, échappée de la série Stranger Things, est convaincante dans la peau de cette adolescente rebelle au caractère bien trempé et le jeune Ty Simpkins laisse entrevoir de belles promesses, mais c’est Hong Chau qui leur vole la vedette. L’actrice est drôle (un peu) et émouvante (beaucoup) dans le rôle de Liz, la seule amie de Charlie, qui, bien qu’en désaccord avec son refus de se faire soigner, bien que souffrant énormément de le voir décliner ainsi, accepte sa décision et l’accompagne jusqu’au bout du chemin.
Tous participent à la réussite de ce film imposant, qui est, lui aussi, un candidat possible au Lion d’Or.
Pronostics pour le palmarès ?
Le film a probablement ému le jury, comme la majorité des festivaliers, et cela pourrait lui permettre de trouver sa place au palmarès.
Aronofsky ayant déjà reçu un Lion d’Or, on misera plutôt sur Brendan Fraser, qui fait partie des favoris, pour le moment, pour le Prix d’interprétation masculine.
Contrepoints critiques
”Si The Whale est dangereux dans sa représentation de l’obésité, il en devient répugnant dans sa surenchère d’effets visant à faire pleurer son public.”
( Florent Boutet – Le Bleu du miroir)
“Brendan Fraser is Sly and Moving as a Morbidly Obese Man, But Darren Aronofsky’s Film Is Hampered by Its Contrivances”
(Owen Gleiberman – Variety)
Crédits photos : Courtesy of A24 – Images fournies par La Biennale Cinema 2022