Henrika Kull - © Robin Kirchner/© Outplay
En salles depuis le 2 novembre, Seule la joie plonge les spectateur⋅trices dans la réalité d’une maison close berlinoise et s’intéresse à l’histoire d’amour naissante entre deux travailleuses du sexe, Sascha (Katharina Behrens) et Maria (Adam Hoya). Nous avons pu nous entretenir avec sa réalisatrice, Henrika Kull, par Zoom pour parler de sa vision du travail du sexe, de son approche de la sexualité à l’écran et de female gaze.“Les stigmates qui les entourent sont de la pure fiction, provenant du cinéma, de la télévision, des médias, une fiction patriarcale qui les enferme dans une image dégradante parce qu’il n’y a que comme cela que l’on peut garder le contrôle, en faisant d’elles des marginales.”
Vous travaillez avec et dans des maisons closes depuis de nombreuses années, qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce sujet en premier lieu ?
Pendant ma vingtaine, j’ai étudié la sociologie et j’ai toujours été intéressée par le corps en tant que sujet de recherche. C’est un sujet féministe je trouve. Grâce à un séminaire autour des questions du corps et du travail du sexe, je me suis intéressée pour la première fois à la question des maisons closes. J’y suis allée par curiosité et j’ai été agréablement surprise par l’atmosphère du lieu, à l’opposé de ce qu’on peut imaginer. J’ai tout de suite senti qu’elles avaient créé une sorte de matriarcat. Tout ce que l’on dit, ou fantasme, sur la souffrance de ces femmes, ne reflète pas toutes les réalités. On a tellement d’images préconçues, que j’ai été choquée de ne pas les voir ! On imagine les travailleuses du sexe faibles et victimes, pourtant moi j’y ai vu les femmes les plus fortes et les plus combattantes que je n’avais jamais rencontré jusqu’alors. En parlant avec elles, je me suis aperçue qu’elles en savaient encore plus que moi sur le système patriarcal qui nous régit toutes, sur le système capitaliste également, parce qu’elles sont au cœur de ce système. Les stigmates qui les entourent sont de la pure fiction, provenant du cinéma, de la télévision, des médias, une fiction patriarcale qui les enferme dans une image dégradante parce qu’il n’y a que comme cela que l’on peut garder le contrôle, en faisant d’elles des marginales. Ces femmes décident quoi faire de leur corps, quoi faire avec leur corps et cela fait peur aux hommes. Des siècles durant, ils ont décidé à notre place en ce qui concerne nos esprits et nos corps, c’est un combat que l’on doit encore mené. Le travail du sexe est un métier comme un autre. Parfois, elles en ont marre. Elles ont passé une mauvaise journée, les clients ont été pénibles ou difficiles. Elles ressentent la lassitude comme tout le monde, l’envie de ne pas aller bosser parce qu’on ne se sent pas bien. Mais d’un autre côté, ce boulot leur permet d’avoir du temps. Elles peuvent gagner autant en trois heures qu’un salarié en deux jours. Avec les années, je me suis rendue compte que ce monde est un microcosme qui nous dit beaucoup sur notre société. C’est pourquoi je suis revenue sans cesse dans ces lieux, pour apprendre, pour comprendre, pour discuter et échanger. C’est à force de discussion, avec le temps, que je me suis dit “je pourrais tourner un film ici”.
Seule la joie est un film de fiction. Je me demandais qu’est-ce qui vous a poussé à choisir ce format de récit plutôt que le documentaire, vu que votre intérêt était d’ordre sociologique au départ ?
Je trouve le geste de fiction beaucoup plus honnête que le documentaire. La fiction nous laisse la possibilité de choisir quoi montrer, quoi taire. Il y a ce regard extérieur qui oblige, à la fois les acteur⋅ices et nous cinéastes, à construire une atmosphère filmique, donc à la conscientiser, à l’analyser. Il y a dix ans, j’avais tourné un documentaire dans une maison close justement, et j’ai eu l’impression de ne pas avoir su capter leur réalité, de n’avoir montré que ma vision des choses, sans les inclure. Paradoxalement, quand j’ai positionné deux personnages fictifs à l’intérieur de ce monde, en imaginant une histoire autre que leur quotidien de travailleuses du sexe, c’était plus vrai, plus proche de ce que j’ai pu voir durant toutes ces années. Avec le documentaire, j’avais essayé de plonger au plus profond de leurs histoires, et c’était too much. La fiction m’a apporté le recul nécessaire.
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La mise en scène est très intéressante, comme s’il existait deux mondes bien distincts. Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur la façon dont vous avez conçu et pensé le film ?
Il était important pour moi de faire une distinction. Que le travail du sexe soit un travail à l’image. Un travail physique, parfois barbant, différent en fonction des clients parce que c’est un contact humain avant tout. Et de l’autre côté, un monde intime plus dangereux parce que c’est l’inconnu. Elles s’ouvrent, elles se découvrent, elles deviennent vulnérables. Avec les clients, elles ont le contrôle. Mais quand Sascha et Maria sont ensemble, elles perdent ce contrôle. Ce n’est plus une routine rassurante. Je voulais qu’on ressente leur nervosité, qu’on sente qu’elles ne savent plus comment toucher l’autre. Je voulais montrer que vendre son corps ce n’est pas vendre son âme. Que travailler dans ce domaine ne t’enlève pas la beauté de l’amour, que les travailleuses du sexe ne sont pas leur métier dans la vie de tous les jours. Quand on a tourné les scènes entre elles deux, comme leur première nuit à l’hôtel par exemple, l’équipe de tournage était réduite. Nous étions une équipe exclusivement féminine et l’atmosphère sur le plateau de tournage était très intime. Alors que les autres séquences ont été tournées dans une véritable maison close, qui ne pouvait pas se permettre d’arrêter leur business pendant notre tournage. Il y avait des clients et des travailleuses du sexe qui bossaient réellement dans les chambres d’à côté, ça joue forcément à l’image et dans notre façon de filmer les séquences.
Comment avez-vous travaillé avec vos interprètes pour ces séquences justement ?
Quand je travaille sur un film, j’aime m’immerger totalement dans mon sujet. J’ai une approche documentaire dans ma façon de penser un film, il faut que j’effectue des recherches. Et je demande la même rigueur à mes interprètes. C’est-à-dire qu’iels doivent évidemment connaître leur personnage, mais iels doivent également être curieux⋅ses. C’est un processus assez long parce que je leur demande plus qu’une interprétation pour le film, je veux que ces personnages aient eu une vie avant le film, et ils auront une vie après. Avec Adam par exemple, nous avons beaucoup bossé sur les poèmes qu’écrit Maria pour que ces textes soient un prolongement du personnage, pour que ce soit très intime et en même temps très beau. Cette façon de faire nous a beaucoup aidé pour les scènes de sexe parce que nous avons pris le temps de tous et toutes nous connaître, connaître l’histoire et les personnages. La confiance s’est installée et d’un coup, cela devient facile. C’est un privilège de pouvoir bosser de cette façon.
“Ce qui est bien avec le cinéma, c’est que notre regard, en tant que cinéaste, n’est pas le seul à compter au moment du tournage. C’est peut-être en confrontant notre vision avec d’autres visions que l’on peut construire un female gaze.”
Comme vous l’avez dit tout à l’heure, vous avez tourné dans une véritable maison close et vous avez immergé vos acteur⋅trices dans cet univers, mais on voit également de véritables travailleuses du sexe à l’image. À quel point c’était important pour vous qu’elles soient présentes dans le cadre, quand bien même le récit est très recentré sur Sascha et Maria ?
C’était la chose la plus importante pour moi. On a parlé de documentaire tout à l’heure et même si l’histoire glisse de plus en plus en dehors de la maison close, il était impensable pour moi qu’elles ne soient pas présentes. C’est grâce à elles que je voulais faire ce film, que j’ai pu faire ce film. Je ne voulais pas tricher sur cet univers, malgré le côté fictionnel. Filmer dans une maison close ne suffisait pas. Je ne suis pas une réalisatrice qui cherche à créer un monde de toute pièce ou qui essaie de recréer une réalité à partir de carton pâte. Et d’un côté, c’est peut-être encore plus difficile. Car on devait parfois attendre qu’une des filles finisse avec son client, car elle était présente dans le plan général et qu’il nous la fallait pour le plan raccord dans l’axe, sinon on aurait un problème au montage. Mes techniciennes ont dû me maudire ! Mais c’était une expérience enrichissante car toute mon équipe a pu voir comment se gérait une maison close, comment les travailleuses du sexe bossent, comment sont les clients en réalité, des types tout à fait banals. C’est enrichissant humainement et je suis convaincue que ça enrichit le film également. C’est pour cela que je veux réaliser des films. L’imagination est importante mais la réalité l’est encore plus à mes yeux.
On se pose beaucoup de question sur comment filmer le sexe à l’écran depuis #MeToo, comment composer avec la nudité et la sexualisation des actrices. Y avez-vous beaucoup réfléchi pour le film ?
Pas vraiment pour être honnête. Si j’ai voulu faire ce film, c’est justement parce que je ne voulais pas faire du corps féminin quelque chose de sacré. J’ai tendance à penser comme Virginie Despentes, pour prendre un exemple français, il faut montrer la réalité, même si elle met mal à l’aise. J'ai parfois l’impression que plus la nudité féminine devient un sujet, plus on est réfractaire à voir ces corps nus. J’ai envie de dire “calmez-vous, ce n’est que du sexe” [rire]. Il ne faut pas en faire un drame parce que c’est un instrument puissant du patriarcat d’en faire un sujet à controverse. À contrario, je n’ai pas envie non plus de forcer la nudité à tout prix, de faire fi des barrières de mes acteur⋅trices et de leur dire “on s’en fout, enlève tes vêtements” ! À mon avis, tout est question de discussion et de confiance. C’est pourquoi je ne suis pas vraiment pour faire appel à des coordinateur⋅trices d’intimité, j’ai l’impression que ça étouffe la discussion. Et je sais que c’est un privilège de penser ainsi parce qu’au sein de mes tournages, j’essaie de créer un environnement de partage, le pouvoir est un peu plus transversal dans mon équipe. Mais quand on parle d’hommes aux pleins-pouvoirs, qui utilisent la vulnérabilité de leurs actrices à leur propre fin, oui là c’est un problème et il faut pouvoir en parler et le dénoncer. Dans mon cas cependant, surtout pour ce film en particulier, je voulais que les femmes s’empouvoirisent, que l’on sente qu’elles ont le contrôle de leur corps et de ce qu’elles en font, c’est donc contradictoire de leur dire “non, on peut pas faire ci, non on peut pas montrer cela”.
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Votre mise en scène est toujours très proche des corps mais jamais voyeuriste. Comment avez-vous travaillé cette approche ? Et est-ce que l’on peut dire que vous possédez un female gaze ?
C’est un sujet très intéressant. Je pense que, comme toutes les femmes, j’ai intégré le male gaze dans mon quotidien. On a grandi avec ce regard, on s’est construites avec ce regard, ce serait un mensonge de dire le contraire. On peut le contourner, faire avec, le combattre, est-ce qu’on arrive totalement à le déconstruire en nous-même ? Je ne suis pas si sûre. Mais ce qui est bien avec le cinéma, c’est que notre regard, en tant que cinéaste, n’est pas le seul à compter au moment du tournage. C’est peut-être en confrontant notre vision avec d’autres visions que l’on peut construire un female gaze. J’ai une super directrice de la photographie [Carolina Steinbrecher, ndlr] qui me disait “attends, on peut filmer cette scène autrement” et d’un coup la scène prenait sens. Même au montage, on peut voir les séquences où l’on a fait des erreurs et une autre façon de cutter telle scène ou de laisser le plan se prolonger change du tout au tout l’intention que l’on donne à la scène. Au moment du tournage, j’ai découvert le film Portrait de la jeune fille en feu [réalisé par Céline Sciamma, 2019, ndlr] et je crois que c’est avec lui que j’ai compris ce qu’était vraiment le female gaze. Je peux à peine l’expliquer mais le film m’a semblé si juste dans ce portrait de l’expérience féminine, que ce soit l’amour, la beauté, l’art, la féminité, la sexualité que j’ai montré le film à mon équipe et je leur ai dit “voilà, c’est ça que je veux !” [rire] Je trouve cela intéressant qu’on le théorise, qu’il soit au cœur des débats. Ça nous fait grandir en tant qu’artiste. Mais j’ai peur que ce soit aussi une façon d’enfermer les réalisatrices. De mon côté, je suis inspirée par des réalisatrices comme Céline Sciamma évidemment, mais aussi Alice Rohrwacher et surtout Agnès Varda, parce qu’elle filme avec une tendresse radicale ses personnages féminins. Mais j’aime l’âpreté d’un Lars Von Trier ou d’un Gaspard Noé et ma mise en scène lorgne également vers cette radicalité plus brute, plus féroce. C’est ce que je recherche.
Le travail du sexe est encore très stigmatisé au cinéma et surtout dans la réalité. Avez-vous ressenti une certaine pression de devoir déjouer tous les clichés ?
Pression, je ne sais pas. J’avais envie d’aller au-delà des idées reçues, c’est sûr. C’est un monde stigmatisé comme vous dites car ce travail fait partie intégrante du patriarcat mais assez ironiquement, il renvoie une image peu reluisante de celui-ci. Si les hommes détestent une chose c’est de voir dans le miroir tous leurs vices et le travail du sexe en est le reflet. C’est une rébellion dans un sens. Le corps des femmes est si oppressé par la société, par le capitalisme, par les religions, etc, que de dire “voilà on vous l’offre contre de l’argent” c’est garder le contrôle. Évidemment que j’aimerais qu’on vive dans un monde où le travail du sexe n’existerait pas, mais ce n’est pas le cas et je ne pense pas que c’est rendre service aux femmes que de les juger de faire ce métier.
Propos recueillis par Laura Enjolvy le 2 novembre 2022Merci à Anne-Lise Kontz