Après "Monsieur Verdoux" (1947) son premier film "sérieux" Charles Chaplin est toujours et encore dans la tourmente et notamment visé par la commission anti-communiste du Maccarthysme (Tout savoir ICI !). Bien que niant qu'il est communiste se considérant avant tout comme pacifiste, Chaplin voit sa popularité baissé toujours surveillé et subissant le travail de sape orchestré par le FBI de J. Edgar Hoover. Sentant sans doute que le déclin arrivait l'artiste s'attaque à un projet plus triste qu'à l'accoutumé à tel point que beaucoup voit en ce film au titre évocateur un "film testament". Toujours Producteur-réalisateur-scénariste-acteur-compositeur Chaplin prend en quelque sorte son personnage Charlot et signe l'anti-thèse total, comme un adieu à une oeuvre mythique et cohérente. Si la préparation a été longue et fastidieuse (près de 3 ans) le tournage a été exceptionnellement rapide (55 jours précisément), Chaplin sentant que peut-être il risque d'être expulsé. Ses doutes n'étaient pas si bête, alors que Chaplin décide d'organiser la Première du film à Londres J. Edgar Hoover en profite pour supprimer son visa ! Chaplin ne reviendra plus aux Etats-Unis, tandis que le film ne sortira aux Etats-Unis qu'en 1972 où il se voit ensuite obtenir l'Oscar de la meilleure musique 1973 près de 16 ans après ! Notons que le tournage a fait l'objet d'un reportage pour la magazine Life par le photographe Eugene Smith. Précisons que sur ce film, Chaplin a comme assistant-réalisateur un certain Robert Aldrich futur grand réalisateur notamment de "Vera Cruz" (1954), "Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?" (1962) ou "Les 12 Salopards" (1967)... 1914 à Londres, autrefois adulé le clown Calvero est devenu alcoolique et obtient de moins en moins de proposition. Rentrant ivre chez lui il sauve pourtant la vie d'une jeune femme qui a tenté de se suicider. À l'insu de son plein gré il la prend sous son aile alors que le médecin conseille beaucoup de repos, n'ayant nulle part où aller Calvero lui propose de rester en tout bien tout honneur. Au fur et à mesure que la jeune femme Terry, guérit, Calvero semble aller mieux aussi. Si le clown a toujours des difficultés à trouver du travail Terry parvient à s'en sortir grâce à lui et elle redevient ballerine. Devenu une vedette elle permet à Calvero de retrouver du travail. Alors que sentiments entre eux évoluent Calvero comprend qu'il ne peut pas continuer ainsi...
Le clown Calvero est évidemment incarné par Charles Chaplin, qui offre plusieurs rôles à sa famille notamment ses demis-frères Wheeler Dryden, Sydney Chaplin, son épouse Oona qui joue la doublure de la ballerine et son fils Michael Chaplin. La ballerine est incarnée par Claire Bloom, inconnue alors malgré une apparition dans "The blind Goddess" (1948) et remarquée par Chaplin qui la révèle alors et qui deviendra une star avec entre autre les films "Les Frères Karamazov" (1958) de Richard Brooks, "La Maison du Diable" (1963) de Robert Wise et qui retrouvera même bien plus tard, dans "Le Temps de l'Innocence" (1993) de Martin Scorcese son partenaire Norman Lloyd vu auparavant dans "Cinquième Colonne" (1942) ou "La Maison du Docteur Edwards" (1945) tous deux de Alfred Hitchcock. N'oublions pas une star justement déchue, icône du burlesque trop souvent mis en concurrence de Chaplin au temps du Muet, Buster Keaton alias "l'homme qui rit jamais" géant du cinéma à partir de "Fatty Boucher" (2017) de et avec Roscoe Arbuckle, au sommet avec "Les Fiancées en Folie" (1925), "La Mécano de la Générale" (1926) et "L'Opérateur" (1927) mais qui connaîtra la déchéance avec le parlant et un contrat étouffant son art avec la MGM (d'ailleurs il avait été mis en garde par Chaplin !), retrouvant une histoire rappelant un peu son parcours mais dans un rôle et un talent sous-exploité comme juste avant dans "Boulevard du Crépuscule" (1950) de Billy Wilder. Citons ensuite Marjorie Bennett qui retrouve Chaplin après "Monsieur Verdoux" (1947) et qui retrouvera son assistant sur "Qu'est-il arrivé à baby Jane ?" (1962), Nigel Bruce vu chez Sherlock Holmes dans "Sherlock Holmes et l'Arme Secrète" (1943), "La Maison de la Peur" (1945), "Le Train de la Mort" (1946) et "La Clef" (1946) tous de Roy William Neill, Barry Bernard vu dans "Sabotage à Berlin" (1942) de Raoul Walsh et "Casbah" (1948) de John Berry, retrouvant après "Correspondant 17" (1940) de Alfred Hitchcock son partenaire Leonard Mudie vu entre autre dans "La Momie" (1932) de Karl Freund ou "La Ville Gronde" (1937) de Mervyn LeRoy, et enfin citons le danseur étoile André Eglevsky alias Harlequin et la ballerine Melissa Hayden alias Colombine... D'emblée on pense à Charlot, qui serait devenu effectivement un clown célèbre puis qui connaît ensuite la déchéance. Alcoolique et sans le sou mais grapillant quelques contrats sur le mythe de son nom Calvero il se transforme un bon samaritain qui renvoie aussi à une variation à double sens du pygmalion porté de nombreuses fois au cinéma, les plus connus étant "Une Etoile est née" (1937) de William A. Wellman et plus tard les autres versions (1954-1976-2018).
Ainsi le mix entre l'anti-thèse de Charlot et la variation autour du Pygmalion permet un récit qui s'inverse, Calvero qui renaît en sauvant la ballerine, puis la ballerine qui tente de sauver son clown. Cela permet à Chaplin toute une exploration sur le thème du clown (Auguste, Harlequin, Colombine...) et de délaisser le gag pour la poésie et la mélancolie comme si Chaplin n'avait plus l'envie de rire après ses dernières années de scandales et de chasses aux sorcières. Forcément, il manque un peu de cette fantaisie heureuse, cet optimisme et ce bonheur avec pas grand chose qu'offrait Charlot semble désormais disparu. La rencontre entre Chaplin et Buster Keaton est en cela tout aussi symptomatique et, même, décevant. En effet, Chaplin n'exploite pas ce duo culte, Keaton n'est présent que pour ce qui serait plus honnête d'appeler ça un caméo. Pourtant Calvero serait presque plus Keaton que Charlot, on peut trouver dommage que Chaplin n'est pas travaillé plus sur ce duo. Mais Chaplin signe aussi ses adieux à Charlot via ce clown qui a vu le temps passé trop vite. Chaplin signe effectivement un film testament, beau et triste auquel il manque pourtant un peu d'envie pour convaincre pleinement mais ça reste un film testament avec tout ce que cela importe...
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