[CRITIQUE] : Binka Jeliazkova, éclat(s) d'une cinéaste révoltée - Partie 1

[CRITIQUE] : Binka Jeliazkova, éclat(s) d'une cinéaste révoltée - Partie 1
Binka Jeliazkova, éclat(s) d'une cinéaste révoltée - Partie 1 : Nous étions jeune (1961) et Le ballon attaché (1967)
Les femmes ne réalisaient pas, avant ? Chaque année, des rétrospectives de réalisatrices nous prouvent le contraire. C’est au tour d’une cinéaste bulgare de se repositionner dans la lumière. Binka Jeliazkova (ou Zhelyazkova selon l’orthographe), née en 1923 à Svilengrad et décédée en 2011 à Sofia, était la première réalisatrice en Bulgarie. De son premier long métrage La vie s’écoule silencieusement (1957) jusqu’à la chute de la République Populaire de Bulgarie, elle connaîtra les affres de la censure. Comme pour Věra Chytilová, autre cinéaste qui souffrit de la censure dans son propre pays, Binka Jeliazkova s’exporta à l’ouest de l’Europe, où ses films sont appréciés. Leur dernière parole, son troisième long métrage, a été présenté à Cannes en 1974.
Éclat(s) d’une cinéaste révoltée, la rétrospective qu’organise Malavida Films, se passe en deux temps. Une première sortie le 8 mars - date symbolique pour la journée internationale des droits des femmes - de deux de ses films Nous étions jeunes (1961) et Le ballon attaché (1967). Une deuxième, prévue courant juillet, avec son premier film et La Piscine (1977), un de ses long métrages les plus connus.

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Nous étions jeunes - Copyright Malavida Films


La première chose qui frappe, à la vue des deux films de la rétrospective, c’est la diversité de son cinéma. Nous étions jeunes et Le ballon attaché sont si différents, par leur histoire mais aussi dans leur mise en scène, qu’il est impossible de deviner qu’il se cache une seule et même personne derrière. Le premier s’intéresse à la jeunesse militante communiste qui complote contre le régime nazi installé en Bulgarie, très inspiré par la propre jeunesse de la réalisatrice (engagée dans les rangs anti-fasciste pendant la Seconde Guerre Mondiale) et de son mari, Hristo Ganev, également son co-scénariste. Le deuxième, écrit par Yordan Raditchkov (adapté de sa propre œuvre), montre comment un énorme ballon volant bouleverse un village retiré du monde (mais au même fuseau horaire que l’Europe Centrale).


Révolte et morale
Lors de la sortie de son premier long métrage, La vie s’écoule silencieusement, Binka Jeliazkova subit un violent revers de la part des institutions. Nous étions jeunes est censé redorer son blason en faisant patte blanche. Cependant, la réalisatrice continue de creuser sa vision quelque peu défaitiste sur les idéaux politiques en les confrontant à une sévère réalité. Le petit groupe de jeunes ne cesse de rater ses missions, par manque de chance ou par distraction. La réalisatrice appuie sur leur jeunesse et montre l’amertume d’un tel sacrifice malgré leur volonté politique. Jouant sur une totale confrontation (lumières/ténèbres, ami/ennemi, amour/cause), le deuxième long métrage de Binka Jeliazkova fait preuve d’une ambivalence qui n’a pas dû plaire au régime socialiste. Mourir pour la cause en vaut-il vraiment la peine ? La cinéaste ne tranche pas mais se veut tragique : les jeunes sont interchangeables, la cause, elle, reste.

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Le ballon attaché - Copyright Malavida Films


Comme une réponse à la censure (encore elle) vis-à-vis de son deuxième film, la réalisatrice décide de jouer carte sur table et d’y aller franco sur la critique de l’oppression avec Le ballon attaché. Film comique, farce caustique, faux vaudeville, ce troisième long métrage brille par sa dimension morale. Pourtant, il ne s’agit que d’un modeste ballon, au-dessus d’un modeste village. Celui-ci symbolise beaucoup de chose, aux yeux des villageois⋅es. De l’espionnage (le film se passe en temps de guerre) à la liberté toute simple, ce ballon devient le centre d’attention et transforme les hommes qui le chasse en meute chaotique. Son pouvoir de projection (veut-on le récupérer pour le posséder ou pour qu’il soit utile aux autres, là demeure la question) est dantesque et entraîne la petite troupe aux confins de leur terre. Sa verve et sa drôlerie n’arrivent pas à cacher la tristesse autour de ce ballon. Qu’il symbolise la liberté ou seulement un objet à posséder, à quel point le peuple est désespéré pour arriver à toutes ces extravagances ? La séquence finale, où l’on voit le ballon être démantelé par la police, à quelques chose de déchirant, comme si nous assistions à une violente répression (la caméra ne quitte pas ces couteaux qui déchirent le tissu et privent le peuple de son attraction). Le ballon attaché exacerbe les rapports de forces et fait preuve d’un regard encore plus tragique que Nous étions jeunes sous certain aspect. Le besoin de posséder et d’opprimer des hommes est montré dans toute sa splendeur et sa décadence.


Des femmes courageuses, spectatrices de la violence

Un seul point mystérieux demeure dans Le ballon attaché : cette étrange jeune femme qui suit, elle aussi, le ballon. Aucun désir de possession ne transparaît chez elle, contrairement aux autres. Une sublime séquence, en milieu de film, montre cette héroïne dans une sorte de valse avec le ballon, seul personnage (avec la petite fille du début) à s’émerveiller face à lui. Il est dit que cette étrange jeune fille symboliserait Binka Jeliazkova elle-même. Ce personnage a été ajouté pour l’adaptation, il n’existe pas dans l'œuvre d’origine. Peut-être symbolise-t-elle vraiment la réalisatrice, mais peut-être lui fallait-elle aussi, pour le besoin de la narration, un personnage qui deviendrait le contrepoint des hommes, un personnage qui pourrait contempler l’ampleur des dégâts et être suffisamment vulnérable pour en avoir peur.
Les personnages féminins de Nous étions jeunes sont moins des allégories féminines que de véritables personnages, avec de véritables enjeux dans le récit. On retrouve pourtant la dimension de spectatrice, surtout chez Tzveta, œil-caméra immobile et témoin de toute l’horreur du film. Veska participe un peu plus à l’action mais reste en retrait des véritables dangers des missions. Ces femmes n’en sont pas moins courageuses, surtout quand il s’agit de protéger les personnes qu’elles aiment. Ce rôle de spectatrice leur permet un recul sur la situation et leur confère un regard beaucoup plus juste. C’est d’ailleurs Tzveta qui nous offre la plus belle métaphore du film lorsqu’elle explique le principe du négatif photographique à Dimo. Les regards féminins de Binka Jeliazkova révèlent la vraie nature des hommes en ce monde de faux-semblants.

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Le ballon attaché - Copyright Malavida Films


Un travail visuel saisissant
Que ce soit un ballon ou des faisceaux lumineux, la cinéaste en dévoile leur aspect poétique. Sa mise en scène est parsemée d'idées visuelles fortes et saisissantes, dans leur symbolique comme dans leur exécution. Traversé par l’idée de confrontation, Nous étions jeunes laisse cependant la place à un doux romantisme, quand Dimo et Veska se rapprochent et s’enlacent par lumière interposée. Une séquence miroir que l’on retrouve au moment du ballet, les lumières de leur lampe torche remplacées par des projecteurs de scène et leur corps par le corps des danseur⋅euses. Dimo est d’ailleurs subjugué par le ballet, peut-être parce qu’il projette le lyrisme de leur danse dans les sentiments que lui inspire Veska. Ces envolées permettent un souffle bienheureux dans la tragédie qui prend place, comme si la réalisatrice ne voulait pas abandonner la beauté, malgré la présence du régime nazi dans le cadre.
Le ballon attaché se soustrait à une certaine logique visuelle et fourmille d’idées saugrenues. Le ballon parle, les chiens aussi. Les hommes peuvent s’entendre malgré la distance. Du “photo-roman” à la Chris Marker à la gestuelle plus libérée et grandiloquente du cinéma muet, Binka Jeliazkova fait preuve d’une audace formelle particulière, qui aide grandement à qualifier son style d’“expressif et avant-gardiste”. Il est sûr que nous n'avions jamais vu un film pareil avant et qu’il sera difficile de l’égaler. Il est sûr également que ce travail visuel permet de ne pas lire le film trop facilement, comme si la réalisatrice voulait garder une part de mystère, une part d’incertitude quant à notre totale compréhension du film.

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Nous étions jeunes - Copyright Malavida Films


(Re)découvrir Binka Jeliazkova, c’est se plonger dans des œuvres magnifiques, traversées par des éclairs tragiques et comiques, par la confrontation de la réalité avec les idéaux de la jeunesse. Que ce soit Nous étions jeunes ou Le ballon attaché, la réalisatrice nous offre des accents de révolte dans un écrin de beauté.


Laura Enjolvy