[CRITIQUE] : Rétrospective Joanna Hogg

Par Fuckcinephiles

C’est en février 2022 que la France découvre enfin le travail de Joanna Hogg avec la sortie simultanée de The Souvenir et The Souvenir Part II (notre critique des deux films à lire ici). Pour accompagner son nouveau long métrage, Eternal Daughter, le Centre Pompidou avait organisé une rétrospective au mois de mars que prolonge Condor Distribution avec la sortie inédite de son court métrage Caprice et de ses trois premiers longs métrages. Une belle occasion de se plonger dans les œuvres de la cinéaste anglaise, hantées par des lieux et des sentiments indicibles.
Photographe, artiste expérimentale, réalisatrice de clip. Joanna Hogg n’a plus grand chose à prouver lorsqu’elle réalise son premier long métrage, Unrelated, en 2007. Au regard de sa filmographie, on sent chez elle une exigence qui façonne rigoureusement son cinéma. Rien n’échappe à son regard scrutateur, que ce soit les désirs inavouables, les tensions familiales ou la quête d’un renouveau. Ses plans, souvent fixes, permettent au lieu (une grande maison ou une villégiature) de s’imprimer dans la narration jusqu’à en devenir un personnage phare. Joanna Hogg a su créer une œuvre singulière jouant sur les angles (de point de vue et/ou du cadre), avec brio. Ses derniers films lui ont donné une reconnaissance internationale méritée (bien que tardive) mais aujourd’hui nous allons nous pencher sur ses premiers travaux, Caprice (1986), Unrelated (2007), Archipelago (2010) et Exhibition (2013). Ils témoignent, chacun à leur façon, du caractère incontournable de son cinéma.



Caprice (1986)
Il est une habitude immuable des études de cinéma : le film de fin d’études. Après une carrière à la télévision et des expérimentations avec une caméra Super 8, Joanna Hogg suit le cursus de la National Film and Television School. Elle souhaite se démarquer des codes télévisuels et elle aborde le cinéma dans ce sens. Avec Caprice, elle réalise son film le plus surréaliste et référencé. Dans un ton pop et délicieusement camp, elle plonge son amie de longue date — une certaine Matilda Swinton — dans le monde impitoyable des magazines féminins. Lucky, jeune femme naïve à la longue chevelure rousse, achète sa revue préférée tous les mercredis. Mais un soir, on ne sait comment (peut-être que son rêve est si pur et son désir si profond), elle rentre littéralement dans le magazine, telle une Alice du monde moderne. Le court métrage change de ton à mesure que Lucky aborde les différentes pages, allant du noir et blanc très contrasté de l'expressionnisme allemand aux couleurs saturées des comédies musicales américaines des années 40.

Copyright Condor Distribution


Caprice fascine parce qu’il parvient à ne jamais devenir une banale copie de ses références. En assumant pleinement les codes limités de l’univers qu’elle critique, Joanna Hogg évite d’appuyer sur sa morale assez facile (les magazines féminins ne montrent que des illusions). La réalisatrice mise tout sur sa mise en scène stylistique, sur ses décors en cartons pâtes et sur l’étrangeté de l’ensemble. Comme Lucky, on s’y perd avec plaisir. Bien que très éloigné de ses longs métrages, ce petit film exhibe cependant quelques obsessions de la réalisatrice, comme le regard des autres et la cruauté qui s’y niche. Caprice s’impose comme son film le plus dynamique, le plus direct. En étirant le temps de ses films, Joanna Hogg étire également le rythme de ses montages, de ses plans et proposera des œuvres plus contemplatives mais pas moins intéressantes.

Unrelated (2007)
Dès son premier long-métrage, Joanna Hogg a su imposer les bases de ce que sera son cinéma si familier, sensiblement expurgé de toute approche conventionnelle et/où schématique, allant purement et simplement à l'essentiel avec une objectivité et un réalisme proche du documentaire - l'antithèse parfaite du divertissement pop-corn.
Unrelated se fait le portrait cru et glacial (infiniment moins dur et abstrait que son Exhibition cela dit) de la classe moyenne supérieure britannique, ici personnifiée par la crise existentielle d'Anna (magnifique Kathryn Worth), une femme fraîchement dans la quarantaine dont le mariage est dans une période tendue - même son mari trouve un prétexte professionnel pour ne pas partir avec elle en vacances.
Elle décide alors de se changer les idées en retrouvant ses amies en Toscane, mais elle n'arrive pas vraiment à s'intégrer dans ce cadre paradisiaque, résignée d'être - volontairement et involontairement - à la périphérie des autres.
Femme courage coincée à la fois entre deux âges et un mariage insatisfaisant, Anna est une âme profondément solitaire, sans enfant et à l'aube de la ménopause, dont l'existence est rongée par les regrets.
Socialement désœuvrée et complètement en décalage avec sa propre existence, elle peine tellement à trouver sa place dans un monde aisé et suffisant dans lequel elle ne se reconnait plus.


Copyright Condor Distribution

Tellement qu'au milieu de cette campagne italienne vallonnée et au ciel plombant, elle ne trouve du réconfort que d'une manière totalement improbable auprès de la jeune génération, s'attachant à la spontanéité rafraîchissante des mômes et des jeunes adultes du contingent (dont le quotidien est marqué par des fêtes bruyantes et une consommation accrue d'alcool), se rapprochant même dangereusement du séduisant et arrogant Oackley (un Tom Hiddleston savoureusement vaniteux), sûr de son charme autant qu'il est férocement abîmé par la relation conflictuelle qu'il entretient avec son père.
Infiniment personnel et fortement influencée par les cinémas de Chabrol et Rohmer, Unrelated se fait une représentation à la fois captivante et profondément nue de la crise de la quarantaine du point de vue féminin - si rare et courageux -, capturé avec un détachement et un naturel confondants, une précision clinique allant de pair avec un sens délicieusement croissant et " Hanekesque " de l'inconfort (humour glacial à la clé) tant il puise ses points de frictions dans une réalité crédible et palpable.
Woody Allen et son Blue Jasmine lui doivent beaucoup (tout ?).


Archipelago (2010)

S'il reprend quasiment où presque la même structure narrative et la même prise en grippe de la bourgeoisie britannique que son baptême du feu sur grand écran, Archipelago a presque des allures d'oeuvre somme tant Joanna Hogg a pleinement digérée la moindre facette de son approche pour en offrir une continuité plus épurée et optimale - voire même limite spartiate.
De son écriture plus resserrée (que ce soit dans la galerie de personnages qu'elle brosse où les thématiques qu'elle brasse, voire même son absence totale de contextualisation) à sa mise en scène sensiblement plus assurée (sa notion du cadre est délibérément moins stylisé, elle exploite bien mieux la beauté des cadres qui s'offrent à sa caméra,...), le tout embaumé dans une simplicité évidemment trompeuse, le film se fait le fruit d'une auto-examination sincère et accrue où elle affirme encore un peu plus son statut d'artiste.
Si Unrelated était une peinture colorée et personnelle, Archipelago se fait une oeuvre plus vivante et abstraite, qui observe et laisse lentement mais sûrement émerger ses couleurs et ses intentions au gré de traits parfois brutaux.
Plus contemplatif, son regard se porte à nouveau sur les vacances (période à part qui peut tout autant cristalliser les tensions que les apaiser) d'une famille aisée dans un domaine au cœur de Tresco, la deuxième plus grande île des îles Scilly au large de la Cornouailles britannique.


Copyright Artificial Eye


Une réunion de personnalités clairement disparates (avec, une nouvelle fois, une figure maritale/paternelle fuyante et démissionnaire) qui va vite prendre les contours d'une pièce de chambre où les explosions émotionnelles seront le résultat cataclysmique et prévisible d'une union entre une tension croissante, les angoisses, les ressentiments refoulés et les non-dits.
Dans le même élan spontané et complexe que le cinéma de Mike Leigh, Hogg teste la sensibilité individuelle de chacun de ces figures en les confrontant tout simplement à la banalité du quotidien et à leur présence l'une face à l'autre (d'autant que pour eux, le simple fait de communiquer avec l'autre est une tâche trop ardue), alors que l'air marin vivifiant et le tumulte des vagues de plus en plus grondantes viennent titiller les fissures intimes trop apparentes.
Personne ne veut ni n'est heureux d'être ensemble très longtemps, et la cinéaste cloue ce sentiment douloureux dans un inconfort significatif qui ne fait que renforcer l'apathie réel qui habite ses protagonistes.
Notamment le centre névralgique des remous, que ce soit un père absent où un fils (Tom Hiddleston, absolument parfait) qui n'a d'adulte que de corps, tant il reste continuellement un petit garçon paumé dont le futur séjour idéalisé et condescendant en Afrique ne lui donnera jamais l'épanouissement qu'il désire tant.
Glacial donc, mais toujours aussi captivant.

Exhibition (2013)
Il était une fois une maison, au cœur de Londres, habitée par un couple d’artistes. La maison prend tellement d’ampleur — dans le cadre et dans la narration — que les personnages ne sont plus que des lettres. D et H. Ils ne vivent pas seulement dans ce lieu, ils ont épousé la moindre singularité de l’espace dans leur façon de travailler et d'interagir ensemble. Tant et si bien que le moindre pas à l’extérieur les ramène immanquablement à la maison. Exhibition, mot faux-ami anglais, exprime à la perfection en français le propos du film. À la manière d’une galerie artistique, chaque courbe, chaque étage, chaque fenêtre semblent façonnés pour dévoiler un pan du couple. Leur problème de communication. Leur vulnérabilité. La maison, bizarrement construite, expose leur intimité aux yeux du monde.
Considéré comme son film le plus expérimental, parce qu’il ne raconte rien d’autre que des sentiments ambivalents autour d’une maison d’architecte, Exhibition déroule une narration disparate. Il est difficile de s’y retrouver, à la fois dans le temps du récit mais aussi à l’intérieur même du lieu. Son immensité dépasse les limites du cadre et oblige la réalisatrice à nous montrer la maison pièce par pièce, chacune ayant son utilité et son atmosphère propre. La chambre à coucher, sombre et nébuleuse, premier témoin des problèmes du couple. La salle à manger, où la communication est compliquée. Son bureau à lui, au dernier étage, petit et minimaliste. Son bureau à elle au rez-de-chaussé, vivant et artistique. Les escaliers qui rassemblent le tout, on ne sait comment.

Copyright Fugu Filmverleih



Tout n’est que déplacement (des portes coulissantes, des personnages). Comme si D et H ne décidaient de rien, mus par l'irrésistible attraction de la maison. Celle-ci semble vivre uniquement quand ils sont là. Le claquement des portes, les sons des pas. L’espace sonore envahit le film dès qu’un des personnages se déplace. Les sons extérieurs prennent aussi de l’ampleur quand D se trouve seule, les murs laissant tout passer puisque l’autre n’est plus là. Pourtant, Joanna Hogg ne va pas jusqu’à rendre la maison menaçante ou horrifique (comme pour Eternal Daughter). Sa volonté est tout autre en créant une confusion de l’espace. On ne sait plus si la caméra se trouve à l’extérieur ou à l'intérieur, de la même façon qu’on ne sait plus si le couple s’entend bien ou non. Personnage essentiel du film, la maison est surtout le lieu où se délite les sentiments. Peut-être D et H ont-ils trop misé sur le côté marginal de leur habitation, gros bloc moderne à côté des maisons anglaises proprettes ? Peut-être se sont-ils éloignés émotionnellement parce qu’ils étaient spatialement éloignés, à longueur de journée, dans le même lieu ? Dans une forme d’ironie constante, les personnages refusent l’altérité qui les entoure alors qu’ils forment eux-même une dissonance dans leur propre rue.

Exhibition se détache des autres films de la réalisatrice parce qu’il place une certaine distanciation du regard au cœur de la mise en scène, mais il est pourtant au diapason avec son œuvre globale. Le film sonde l’environnement social du couple et les tensions familiales grâce à la métaphore de la maison, réceptacle de leurs émotions. Ce troisième long métrage est traversé par un sentiment de deuil et d'inéluctabilité, mais la réalisatrice refuse de se laisser aller à la tristesse. Débarrassés du fardeau de leur vie de couple, D et H se retrouvent dans une belle séquence charnelle où la mise en scène s’autorise les gros plans. Même la maison retrouve sa luminosité quand une nouvelle famille s’installe. Exhibition est peut-être le film qui exprime le mieux le contraste des personnages de Joanna Hogg avec leur réalité. Comme si chacun d’entre eux était dans l’incapacité à rejoindre l’ensemble, toujours à la périphérie des choses.
Cet article a été écrit à quatre mains par Jonathan Chevrier et Laura Enjolvy