La cinéaste décline le sujet à travers deux rencontres distinctes. On suit le travail de Michel (Jean-Pierre Darroussin) et Fanny (Suliane Brahim), qui tentent d’organiser et modérer une session de groupe entre des victimes de vols avec violences – Nawelle (Leila Bekhti), Sabine (Miou-Miou) et Grégoire (Gilles Lellouche) – et des prisonniers condamnés pour des actes similaires – Issa (Birane Ba), Nassim (Dali Benssalah) et Thomas (Fred Testot). L’idée est de permettre à chacun de s’exprimer en dehors du cadre judiciaire, pour entamer un dialogue sans tabous et permettre à chacun d’entrevoir un avenir plus apaisé.
Leur collègue Judith (Elodie Bouchez) doit de son côté arranger une confrontation délicate entre Chloé (Adèle Exarchopoulos) et son frère Benjamin (Raphaël Quenard), qui lui a fait subir, plusieurs années auparavant, lorsqu’elle était mineure, plusieurs viols et attouchements sexuels. Chloé a appris que son frère a purgé sa peine et souhaite revenir s’installer dans leur ville d’origine. Elle sollicite cette entrevue de médiation pour fixer des règles leur permettant de ne pas avoir à se croiser, car elle refuse de lui pardonner. Mais elle réalise au fur et à mesure des entretiens préliminaires avec Judith qu’elle n’a jamais vraiment surmonté le traumatisme psychologique lié à ces agressions et que cette confrontation douloureuse est peut-être sa seule chance de pouvoir enfin se reconstruire.
C’est toujours une prise de risque que d’aborder ce genre de sujet dans une oeuvre cinématographique, déjà parce qu’il est toujours compliqué de restituer à l’écran ce qui est de l’ordre de l’intime, des traumatismes psychologiques, des relations humaines. Cela pourrait dériver vers le pathos, l’émotion forcée, surlignée. Par ailleurs, louer les mérites d’un tel dispositif public et d’une équipe de travailleurs sociaux peut aussi s’avérer à double tranchant, car il existe toujours un risque de tomber dans une sorte de panégyrique, un éloge excessif, donnant l’impression d’un film partial et biaisé.
Pour couronner le tout, Jeanne Herry ne choisit pas la voie la plus facile en proposant un dispositif choral ayant pour ambition de s’intéresser aux auteurs d’infractions qu’aux victimes et aux médiateurs qui doivent les accompagner. Or il est facile, avec ce genre de dispositif, d’obtenir un récit bancal, privilégiant une intrigue plutôt qu’une autre, un comédien plutôt qu’un autre, surtout si certains ont la tentation de chercher à sortir du lot.
Et pourtant, la cinéaste parvient haut la main à s’affranchir de toutes ces contraintes. Je verrai toujours vos visages est une petite merveille, une oeuvre parfaitement équilibrée, réussissant à dépeindre tous les aspects de ce processus singulier sans jamais forcer l’émotion, sans sacrifier un seul de ses personnages qui ont tous, le temps d’une scène ou deux, la possibilité d’exister pleinement. Chose rarissime dans ce type de film, tous les acteurs jouent juste, et parviennent à donner leur pleine mesure avec un jeu tout en retenue, impliquant beaucoup de pudeur, de sensibilité et de force intérieure.
Ce sont eux, avant tout, qui portent le film. La mise en scène, exemplaire de sobriété, s’efface pour leur laisser l’espace, restant toujours à bonne distance pour saisir les émotions qui parcourent les personnages qu’ils incarnent. Pas besoin d’effets mélodramatiques, de musique envahissante, tout passe par les mots, la gestuelle, les regards échangés. Une belle démonstration de ce dispositif est la scène où Nassim prend la parole pour apaiser Nawelle, qui vient d’exprimer sa peur de voir son agresseur, jamais interpellé après le braquage du supermarché où elle travaillait, venir à nouveau la séquestrer. Le jeune homme lui explique que, selon sa propre expérience, le voleur ne la ciblait pas personnellement, qu’il ne cherchait que de l’argent et que s’il avait réussi à fuir la police une première fois, il ne se risquerait sûrement pas à attaquer la malheureuse caissière qui, pour le coup, pourrait le reconnaître et le faire condamner. D’un coup, un immense soulagement se lit sur le visage de Nawelle/Leila Bekhti. Ses épaules s’affaissent légèrement, comme si elle venait subitement se débarrasser d’un poids immense pesant sur sa vie.
Mais ce n’est là qu’un exemple. Tout le film est construit de la même façon, subtile et pudique, offrant à chaque acteur l’occasion de montrer son personnage dans toute sa complexité, avec ses faiblesses et ses forces, sa part d’ombre et de lumière. Difficile d’oublier le regard perdu de Chloé/Adèle Exarchopoulos, brièvement replongée dans la peau de la petite fille terrorisée qui chaque nuit, redoutait la visite de son bourreau. Difficile d’oublier la détresse de Sabine/Miou-Miou, hantée par les coups reçus lors de son agression au point d’avoir peur de sortir de chez elle, ou le combat mené par Grégoire pour étouffer la colère qui le consume depuis son homejacking. Les auteurs d’infraction révèlent eux aussi, petit à petit, les aspects plus lumineux de leur personnalité. Ce ne sont pas des anges, loin de là, et ils paient le prix de leurs actes en prison, mais ils laissent peu à peu entrevoir certains aspects moins sombres de leur personnalité, quand la carapace qu’ils arborent en prison se fissure. Issa, par exemple, se révèle plus bête que méchant, victime de ses choix de vie peu inspirés et d’un milieu social peu propice à l’épanouissement personnel. Et Nassim lui-même, après quelques sessions, se montre plus coopératif, plus ouvert aux autres et à sa propre rédemption.
Jeanne Herry montre aussi comment l’équipe de médiateurs aborde les dossiers compliqués qu’ils ont à gérer. Leur rôle n’est jamais simple. Ils doivent instaurer une relation de confiance avec leurs interlocuteurs, mais se garder de prendre parti, de juger les uns et les autres et d’influer sur les débats. Le responsable du programme (Denis Podalydès) leur explique qu’ils doivent passer “en mode avion”, rester neutres par rapport aux signaux envoyés par les participants aux sessions tout en veillant à ce que chacun se sente à l’aise pour s’exprimer.
Comme beaucoup de métiers impliquant des relations humaines, leur tâche est souvent compliquée et peut parfois peser sur leur propre vie. Mais ils s’acquittent de leur mission avec passion et abnégation, conscients qu’ils constituent un rouage essentiel dans ce processus qui permet à de nombreuses personnes de retrouver une sorte de paix intérieure.
D’une certaine façon, la cinéaste adopte la même méthode qu’eux. Elle se fait toute petite, humble et discrète, restant toujours à l’écoute de ses personnages. Elle ne les juge pas. Elle se contente de les filmer en prenant son temps, patiemment.
Le résultat est une oeuvre passionnante, intelligente et subtile, qui réchauffe le coeur et l’âme et redonne foi en l’humain. On ne peut que féliciter Jeanne Herry, ses comédiens et son équipe pour cette très belle réussite. Et on ne saurait que trop conseiller Je verrai toujours vos visages à certaines personnes qui, dans ce contexte politique et social agité, gagneraient à s’inspirer des valeurs qu’il porte haut : l’écoute, le respect mutuel, la solidarité, l’art de la médiation et du compromis, le pardon et le repentir.
Je verrai toujours vos visages
Je verrai toujours vos visages
Réalisatrice : Jeanne Herry
Avec : Elodie Bouchez, Adèle Exarchopoulos, Miou-Miou, Leïla Bekhti, Gilles Lellouche, Birane Ba, Dali Benssalah, Fred Testot, Raphaël Quenard, Suliane Brahim, Jean-Pierre Darroussin, Denis Podalydès, Anne Benoît, Catherine Arditi, Pascal Sangla
Genre : Modèle de film choral, social et humaniste
Origine : France
Durée : 1h58
Date de sortie France : 29/03/2023
Contrepoints critiques :
”La justice restaurative est le socle de ce magnifique film choral, qui parle de réparation et de lien, entre victimes et agresseurs. Le troisième film de Jeanne Herry est servi par une troupe de comédiens étourdissants.”
(Isabelle Danel – Bande à part)
”Grâce à un casting formidable – Miou-Miou, Gilles Lellouche, Leïla Bekhti, Adèle Exarchopoulos, Denis Podalydès, Élodie Bouchez, Suliane Brahim… -, lentement, la magie opère : la justice restaure, le cinéma répare.”
(Victoria Gairin – Le Point)
”Les itinéraires survolés coexistent mais ne parviennent pas à tisser le lien qui pourrait les faire s’entremêler. Sans cette dynamique, ils apparaissent dès lors comme de simples outils servant à composer un film dossier dans lequel les personnages sont vite réduits à des cas de figure, et leur histoire au statut qu’elle incarne − victime, agresseur, accompagnant.”
(Véronique Cauhapé – Le Monde)
”Jeanne Herry se penche sur le travail de la justice restaurative dans un film lourdement pédagogique et souvent mièvre.”
(Sandra Onana – Libération)
Crédits photos : Copyright Christophe Brachet – 2022 – CHI-FOU-MI PRODUCTIONS – TRESOR FILMS – STUDIOCANAL – FRANCE 3 CINEMA