Après deux films remarqués, la star Ida Lupino est devenue une réalisatrice respectée au point d'intégrer en 1950 le Syndicat des réalisateurs de cinéma la Directors Guild of America dont elle est a première et l'unique femme sur un millier de membres ; une singularité qui fait que les assemblées générales commencent avec l'adresse suivante : "Gentlemen and Miss Lupino" ! La cinéaste ne s'arrête pas là, évidemment, ainsi après les déboires d'une fille-mère dans "Avant de t'Aimer" (1949) et les conséquences de la poliomyélite dans "Faire Face" (1949) la réalisatrice-scénariste poursuit sur des questions de société et toujours sur la condition de la femme dans la société (bien qu'elle n'était pas proche des organisations féministes). Pour son nouveau projet elle va encore plus loin avec un sujet tabou jamais abordé de front à Hollywood, à savoir le viol et surtout ses conséquences. Pour cette histoire Ida Lupino retrouve ses scénaristes, Marvin Wald après "Avant de t'Aimer" et Collier Young après "Faire Face"...
Dans une petite ville américaine, Ann Walton une jeune comptable est heureuse et s'apprête à épouser Jim Owens. Mais peu de temps avant ses noces, un soir alors qu'elle entre chez ses parents Ann est violée. Entrant chez elle elle avoue à ses parents le drame. Mais alors qu'elle est soutenue par un entourage aimant et compréhensif elle ne supporte plus la sollicitude ou la curiosité des uns et des autres Ann s'enfuit en prenant un bus sans savoir où elle va. Elle est recueillie et trouve un travail dans un ranch... La jeune Ann est incarnée par Mala Powers qui connaît alors une reconnaissance soudaine avec sur la même période "La Marche à l'Enfer" (1950) de Mark Robson et "Cyrano de Bergerac" (1950) de Michael Gordon. Le père est interprété par Raymond Bond vu dans "Le Ku Klux Klan démasqué" (1947) de Walter Colmes ou "La Scandaleuse de Berlin" (1948) de Billy Wilder, tandis que son fiancé est joué par Robert Clarke vu dans "Le Voleur de Cadavres" (1945) de Wallace Fox ou "Bedlam" (1946) de Mark Robson. Le "Doc" est joué par Tod Andrews aperçu dans "La Charge Fantastique" (1941) de Raoul Walsh, ou "Dive Bomber" (1941) et "Les Chevaliers du Ciel" (1942) tous deux de Michael Curtiz, le shérif est joué par Roy Engel qui est aussi un flic marquant dans "Mort à l'Arrivée" (1950) de Rudolph Maté et "L'Inconnu du Nord Express" (1951) de Alfred Hitchcock, puis enfin n'oublions pas Angela Clarke vue dans "Othello" (1947) de et avec Orson Welles, "Le Maître du Gang" (1949) de Joseph H. Lewis ou "La Cible Humaine" (1950) de Henry King... Le film débute directement avec la matérialisation d'un trauma, une femme qui semble fuir, apeurée alors qu'on ne sait encore rien. Scène générique qui annonce le drame d'un fait divers, la souffrance d'une victime juste avant de commencer le récit où la jeune femme est heureuse et sereine. Ida Lupino appuie là où il faut, après la blessure de l'abandon d'un enfant, après la maladie qui bride un physique, voici la blessure ultime et intime qu'une femme peut subir (oui avouons que le cas des hommes reste anecdotique) et qu'une fois encore la réalisatrice va disséquer la lente cicatrisation du trauma, qui touche aussi bien le corps que l'esprit.
Ce qui impressionne c'est encore l'audace et la modernité de la cinéaste sur un tel sujet, rappelons que nous sommes en 1950 ! Code Hays (Tout savoir ICI !) et le Maccarthysme (Tout savoir ICI !) dans le monde du cinéma, mais aussi le puritanisme de la société américaine encore très patriarcale font que la période n'apparaît pas propice à un tel projet, à une telle histoire mais Ida Lupino l'a fait, le fait et avec quelle intelligence et quelle acuité ! La star, connue pour ses rôles de femmes fatales, connait assez bien son univers pour ne pas trop "déraper", ainsi le mot "viol" n'est jamais prononcé, l'agression en elle-même n'est pas montrée même pas en hors-champs il n'est que suggéré. Tout repose donc sur le talent de la cinéaste pour faire monter l'angoisse sur les minutes précédentes au viol et sur la performance de l'actrice pour nous foudroyer de terreur. Mais là où Ida Lupino fait montre d'une intelligence inouïe et judicieuse est qu'elle ne stigmatise jamais les hommes, ainsi la victime se reconstruit par d'autres hommes, qui lui sont inconnus mais qui restent bienveillants. La cinéaste brosse dans le sens du poil la communauté très machiste de son époque pour mieux montrer le désarroi de leur victime : la femme. Evidemment, aujourd'hui on peut tiquer sur quelques passages, par exemple la compréhension et l'assistance bienveillante de tous auprès de la victime (flics, parents, médecins...) paraît un peu poussif car justement peu plausible en 1950 mais cela permet aussi à la cinéaste d'éviter une censure qui attend le moment opportun pour couper dans le vif, et surtout cela permet au film d'éviter tout manichéïsme même si la séquence déterminante de fin de film (twist qui ouvre à l'épilogue) doit faire hérisser les poils de certains aujourd'hui. Jamais alors un film n'avait pointé du doigt les conséquences d'un telle blessures, jusqu'à un plaidoyer avant-gardiste qui laisse bouche bée où comment la cinéaste pousse à la réflexion sur la nécessité de soigner plutôt que de punir ! Ida Lupino, artiste d'une lucidité qui laisse pantois d'admiration. Un grand film à voir et à conseiller.
Note :
17/20