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Peut-être parmi les meilleurs films de cette année, Tengo sueños eléctricos débarque le 3 mai dans les salles de cinéma belges. L'occasion était donc belle de rencontrer sa réalisatrice, Valentina Maurel, dans les locaux du distributeur Cinéart.
Le film n'est pas strictement autobiographique mais il est alimenté par tous les souvenirs que j'avais de cette période juste avant de partir.
Quel a été le catalyseur de ce film ?
Je crois que ça a été mon envie de tourner au Costa Rica car c'est le pays dans lequel j'ai grandi et c'est un pays avec lequel j'ai un peu une relation d'amour/haine. Je l'ai quitté quand j'avais 19 ans et je n'ai jamais réussi à retourner vivre là-bas alors que j'aurais aimé pouvoir le faire. Donc la meilleure façon d'y retourner était d'y faire des films. Du coup, quand j'ai voulu écrire un film là-bas, ce à quoi je pensais était l'adolescence. Le film n'est pas strictement autobiographique mais il est alimenté par tous les souvenirs que j'avais de cette période juste avant de partir.
Comment avez-vous appréhendé ce casting au vu de la dureté du sujet ?
S'il y avait quelque chose qui était important pour moi en faisant le casting, c'est que je ne voulais surtout pas sacrifier une jeune fille en faisant ce film. Du coup, j'ai essayé de trouver une jeune comédienne mais ça n'a pas été facile car, au Costa Rica, il y a peu de comédiennes avec une formation de jeu face caméra. J'ai donc fait un casting ouvert et j'ai vu pas mal de jeunes femmes. Mais Daniela, c'était la sixième que j'ai vue, elle était arrivée le premier jour. Comme elle n'avait jamais joué, elle était jeune, j'ai un peu hésité au début. Mais finalement, c'est une fille extrêmement forte et qui comprenait parfaitement l'histoire que je voulais raconter. Elle sentait aussi que l'histoire parlait un peu d'elle indirectement. Et finalement, elle a été très vaillante, au point où elle intimidait les acteurs masculins. C'est pour eux que cela a été le plus dur. Ça, je le raconte toujours car on me pose régulièrement des questions sur sa vulnérabilité à elle pendant les scènes intimes mais c'était eux qui étaient terrorisés. Mais le travail a été très physique en tout cas dans le sens où j'ai essayé de créer une complicité entre les acteurs avec des exercices bien en amont avant le tournage. Par exemple, elle jouait à la batterie donc elle a appris à l'acteur à jouer de la batterie, des choses très concrètes comme ça, qui semblent peu de choses, mais qui génèrent une complicité physique et un rythme commun. Cela permet d'aborder les scènes de violence et d'intimité avec plus de naturalité, décontraction, confiance surtout.
Il y a un questionnement sur un certain regard masculin plutôt physique sur une jeune femme en plein développement. Comment approchez-vous cela sans tomber dans une forme de vulgarité, de facilité plutôt ?
Évidemment, à chaque fois que l'on parle de sexualité, c'est compliqué de savoir jusqu'où on peut aller, comment on peut en parler, même chose pour la violence. Justement, j'ai essayé d'écrire sans prendre de précaution, sans penser à ces choses-là, en essayant d'être fidèle aux souvenirs de l'adolescence et aussi à la confusion dans laquelle on vit les choses quand on les vit au moment présent. Aussi, je pense que le corps n'est pas vulgaire ni obscène. Je suis toujours surprise quand les gens réagissent aux films et je vois que les gens perçoivent le corps comme quelque chose d'extrêmement vulgaire ou obscène et ça me surprend toujours. Mais j'aime bien ce qui est prosaïque au cinéma, ce qui est, comment dire, ce qui n'a pas de « noblesse ». Je pense que ce qu'on vit en général, c'est des choses avec notre corps qui sont dénuées de noblesse et il faut pouvoir les montrer. Ce n'est pas pour autant que le quotidien, les petites situations ordinaires, sont dénuées de profondeur. La question initiale, c'était ... ?
Comment approcher cet aspect physique et notamment le regard masculin qui s'y impose ?
Alors peut-être que, justement, être une adolescente de 16 ans, c'est comprendre que l'on est un objet de désir, qu'on est aussi un corps et c'est très dur comme découverte mais je voulais raconter aussi l'histoire d'une adolescente qui veut découvrir cette chose-là, qui veut confronter son corps au monde adulte. Donc c'est tout le problème de pourquoi est-ce qu'elle désire ça, pourquoi est-ce qu'elle pense qu'elle doit passer par là pour devenir une femme, ... Je pense que c'est parce qu'elle sent que c'est ce qu'on attend d'elle mais il y a aussi du désir. Je voulais raconter comment toutes ces choses rentrent en jeu en même temps sans la juger elle en tout cas.
Vous n'êtes justement jamais dans le jugement de vos personnages malgré leurs erreurs, visibles ici comme des étapes importantes de construction personnelle. Comment faire pour conserver ce regard sentimental fort sur eux en esquivant le jugement?
Justement, j'avais envie de donner la liberté aux spectateurs de porter leur propre jugement sur les personnages et c'est ce qui permet qu'ils puissent s'identifier à plein de personnages différents et que ce soit un peu embêtant, inconfortable. Je pense aussi que c'est ça qui génère des émotions, c'est-à-dire quand on raconte des histoires dans lesquelles on se positionne en tant que réalisatrice, en disant « je pense ça » ou « je juge les personnages de cette façon-là », quand on reste dans une position confortable en tant que réalisatrice, on donne une position confortable aux spectateurs et rien ne blesse. Moi au contraire, j'avais envie qu'on puisse aussi être un peu blessé par cette histoire, qu'on puisse la vivre, qu'elle puisse alimenter une identification qui ne fasse pas qu'appuyer l'ego d'un spectateur qui s'identifie à un héros ou qui met de la distance avec un personnage qu'il peut juger négatif mais qu'il puisse se voir se refléter à plein d'endroits différents. Je pense que c'est là où surgit l'émotion, dans ces sentiments contradictoires dans lesquels on est confronté aussi tout le temps car on n'a pas la distance pour juger les choses qui nous arrivent.
Comment avez-vous appréhendé ce tournage au Costa Rica et notamment la façon dont vous traitez votre décor plutôt urbain ?
Je dis toujours que je voulais filmer cette ville de San José car c'est la ville que les gens évitent quand ils vont en voyage au Costa Rica, car elle est considérée comme une ville moche. Comme c'est un pays touristique et que ce qu'on en voit, ce ne sont que les paysages paradisiaques, j'ai l'impression qu'on efface les costariciens de la photo alors que beaucoup de gens vivent dans cette ville et c'est l'endroit où j'ai découvert le monde. Donc j'avais envie de la filmer pour ces raisons-là et aussi parce que grandir là-bas était un peu compliqué. Je venais d'une certaine classe moyenne un peu protégée donc déambuler dans les rues de cette ville était quelque chose qui m'était un peu interdit car c'était dangereux. Pour moi, la découvrir, m'aventurer dans cette ville, ça ressemblait au fait de découvrir le monde adulte et même, en allant un peu plus loin, de découvrir la sexualité car je raconte la ville dans ce qu'elle a de tensions sexuelles. La fête foraine a un rapport entre les jeunes garçons et les jeunes femmes qui est un peu compliqué, cette jeune femme dans une cage,... Bref, ces images alimentent cette tension-là. En dehors de ça aussi, je voulais sortir un peu des carcans du cinéma latino-américain que je considère comme celui un peu plus classique des festivals de cinéma européens où l'on montre essentiellement les paysages, la jungle et son réalisme magique, le bon sauvage ou la ville pour montrer l'extrême violence et la misère, du trafic de drogue, etc. Je voulais juste filmer une ville comme un cinéaste à Bruxelles voudrait filmer Bruxelles. Je voulais avoir l'insolence de filmer cette ville comme elle est car c'est aussi un endroit de cinéma.
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Le rapport au désir, au corps extérieur semble ainsi intéressant dans votre narration, votre héroïne contemple des corps tout en essayant de se trouver, en prolongation avec Lucia en el limbo. Comment le film peut-il être vu comme une prolongation de ce court ?
Effectivement, il y avait déjà dans Lucia en el limbo un personnage d'adolescente qui s'aventure dans les rues de San José et puis qui, de façon très contradictoire, va se soumettre à l'injonction de perdre sa virginité et en même temps, en se soumettant à cette injonction, va le faire avec tellement de détermination qu'elle se libère un peu de certaines choses. En tout cas, elle s'aventure, elle change, elle grandit. Je pense que ce sont des contradictions qui me plaisent. J'aime bien raconter des personnages d'adolescentes qui découvrent le désir sans avoir les outils pour comprendre les choses, sans être des héroïnes, des féministes nées car je pense qu’on ne naît pas féministe et qu'au contraire, on tâtonne, on joue le jeu ou on répond aux attentes de la société avant de se rendre compte plus tard qu'elles sont aliénantes. J'aime bien aussi l'idée que c'est en désirant les choses qu'il ne faudrait pas désirer qu'on se découvre soi-même. Il y avait déjà ça dans Lucia en el limbo. Je pense que c'était un film un peu plus théorique, c'est-à-dire que je savais déjà le message que je voulais transmettre avec le court, qui était celui-là, et en écrivant Tengo sueños eléctricos, c'est devenu moins clair et je me suis autorisée à raconter les choses de manière plus instinctive sans vraiment savoir ce que le film allait dire sur le désir et je pense que je préfère ça, lâcher un peu les choses et perdre le contrôle.
C'est vrai que c'est quelque chose qui se ressent avec la liberté dont disposent les personnages... C'est votre premier long-métrage. Quelles ont été les difficultés, ou au contraire les facilités, que vous avez eues durant la conception du film ?
Alors, bizarrement, ça a été plus facile et agréable d'écrire un long parce que, vu que j'aime bien les personnages, j'étais un peu frustrée dans les courts-métrages de ne pas les développer plus. Donc là, ça a été plus agréable de pouvoir le faire. La fabrication a été très agréable aussi. J'ai dû prendre des décisions difficiles mais en les prenant, j'ai pu voir qui j'étais aussi comme cinéaste. Ce qui a été plus difficile après, c'est tout ce qui était lié à la promotion, les festivals, tout ça. Moi qui suis de nature plutôt discrète, devoir tout à coup être devant des caméras, tout ça, cette partie-là était plutôt contre-intuitive. C'est un drôle de métier. Ça, c'est solitaire comme parcours. J'aime bien faire des films, le reste est un peu plus compliqué. Mais j'ai appris en tout cas que la liberté que je me suis donnée en écrivant, je m'y suis très attachée et j'espère pouvoir la garder et la maintenir. Même si je fais des films qui vont peut-être confronter le public et ne pas être massivement appréciés, j'aime bien que cela génère du conflit également.
C'est intéressant car le film connaît de nombreux retours positifs en festivals. Comment appréhender cela alors-même qu'il y a cette inquiétude dont tu parles ?
L'accueil a en effet été très chaleureux et ça m'a surpris. Je suis très émue et en même temps, cela génère de drôles de choses. Des gens du public viennent me voir et me parler de leur père ou leur mère et je me sens tout d'un coup peu légitime pour accueillir les histoires des gens et en même temps, c'est pour cela que je fais des films. Du coup, cela a été une découverte aussi. Je me suis sentie moins seule en regardant des films quand j'étais jeune. Maintenant, je me sens moins seule aussi en les faisant et en ayant des échanges très intéressants avec le public. Cela m'attache encore plus à la vie qu'avant. Maintenant, ce qui est peut-être un peu compliqué, c'est comment trouver le public. C'est une question à laquelle je ne sais pas encore comment répondre. L'accueil en festival a été très chaleureux, j'espère que cela le sera en Belgique, mais cela n'a pas été tellement évident ailleurs. Je pense que le film est difficile à catégoriser : est-ce que c'est un coming of age ? Est-ce que c'est un drame familial ? La thématique n'est pas évidente. Cela ne parle pas d'un problème sociétal de manière très carrée. Ce n'est pas un film très facile à pitcher. Je pense que je ne ferai jamais des films faciles à pitcher, enfin j'espère.
Tu conserves une certaine proximité avec les personnages dans la mise en scène. Était-ce nécessaire pour toi afin de mieux approcher leurs sentiments ?
C'est vrai que je me suis beaucoup demandé comment filmer les corps. Parfois, je me suis dit que j'ai été trop près en voyant le film. Je me demande comment j'aurais pu faire autrement mais je suis toujours en train d'essayer de chercher pendant le tournage. C'est difficile pour moi d'avoir une approche plus théorique, plus contrôlée. Ça a été une question constante de comment filmer les corps et je pense qu'il y a eu une envie de les filmer de près pendant les scènes d'intimité mais aussi de loin, le plus possible en ville, car j'avais envie d'avoir ces personnages qui sont comme des orphelins perdus dans ce cadre extérieur. Je pense que la dynamique, en tout cas dans la proximité avec les acteurs, a été dans le rapport impudique au corps alors que le chef opérateur est d'une nature assez pudique. Je pense qu'il y a eu une tension entre lui et moi très agréable car ça a été une conversation constante et de manière amicale, il n'y a bien sûr pas eu de conflits. Mais c'est vrai que comment filmer un personnage en essayant d'être dans un rapport intime sans filmer uniquement son regard ou sa psychologie ou un personnage qui réfléchit ? On demande ça aussi aux personnages, de l'intériorité. Moi j'aime bien avoir des personnages qui ne réfléchissent pas, qui se cognent contre le monde. C'est des corps avant d'être des têtes. J'aime bien à penser que ce sont des personnages sans tête.
J'ai l'impression que cette question a déjà été répondue plus tôt mais était-ce important pour vous, cette représentation très franche de l'adolescence ?
Ce que je peux rajouter, c'est qu'en général, j'ai vu des récits d'adolescence qui parlaient de façon assez crue de la sexualité mais plus avec des personnages de garçons. Et quand ce sont des personnages de jeunes filles, c'est en général des films qui sont très fatalistes ou destinés à faire peur aux parents. Il y a ce film, Thirteen, et je trouve ça catastrophique d'avoir des films où on raconte la découverte de la sexualité féminine comme un endroit d'absolue terreur dont il faudrait s'occuper absolument. Il y a aussi la sexualité adolescente féminine qui est racontée comme quelque chose d'absolument délicat alors que bon, l'adolescence, ce n'est pas délicat. Je voulais justement essayer de raconter ce moment indélicat mais aussi merveilleux qu'est celui de la découverte du sexe et du corps, dur, cruel et violent, bref toutes ces choses en même temps qui sont complexes avec un personnage féminin adolescent.
Est-ce qu'il y a une scène sur laquelle tu as envie de revenir un peu plus, que ce soit sur sa conception ou la manière dont elle résonne pour toi ?
Il y a pas mal de scènes dont les gens ne me parlent pas et qui sont des scènes qui comptent pour moi. On me reproche souvent que le personnage de la mère est trop sous-écrit et absent et c'est vrai quelque part mais le film, quand j'écrivais, m'a vite fait comprendre que je racontais la fascination d'une fille pour son père donc forcément, la mère... Mais il y a des femmes qui viennent me voir parfois et qui me parlent d'une scène où la mère se dit que tout à coup, la maison est vide. C'est une scène qui me touche et c'est un personnage que j'aime plus que ce que les gens veulent croire et justement, c'est cette scène qui m'a emmenée vers le film suivant, que je suis en train d'écrire, et qui parle d'une maison vide qu'on veut vendre. Ce ne sont plus des personnages qui essaient de trouver un endroit où vivre mais des personnages qui cherchent à se débarrasser d'une maison qui a trop de souvenirs. J'ai l'impression que ce personnage maternel, les gens ne le voient pas car, pour qu'ils aiment un personnage féminin, il faut lui donner beaucoup de qualités, que ce soit un personnage très héroïque. Ça aussi, je pense que ce n'est pas ma faute mais celle des gens, c'est-à-dire que, vu que cette femme a des défauts, on ne l'aime pas ou on la juge alors qu'elle est beaucoup plus forte que ce que les gens veulent croire. En tout cas, c'est elle qui m'a emmenée vers mon prochain film.
Merci à Heidi Vermander et Cinéart pour cette interview.