Courtesy of Jan Gassmann/Copyright Zodiac Pictures Ltd
Venu présenter son film, 99 Moons, en France, sorti en salle presque un an après son passage à l’ACID 2022, Jan Gassmann a généreusement répondu à toutes nos questions. Nous avons parlé de sa vision de l’amour et du métier de coordinateur⋅ice d’intimité, entre autres. Rencontre.
Avoir une vision politique est au cœur de chacun de mes projets parce que je ne peux tout simplement pas exclure mon observation de la société dans mes films.
Commençons par le choix du titre. La lune comporte une dimension poétique et romantique mais vous vous en servez comme un marqueur du temps et ces 99 lunes sont synonymes de finalité. Pourquoi avoir fait le choix de cette temporalité ?
Jan Gassmann : Il y avait déjà un travail sur les forces naturelles dans mon idée du film. Quand on pense à l’amour, il y a quelque chose d’organique. On compare toujours le fait de tomber amoureux à un tsunami, on ne peut pas lutter contre. J’étais dans ces réflexions et ces comparaisons avec la nature. Je trouve la lune extrêmement fascinante parce qu’il y a cette attraction, comme Bigna et Frank, ils s’attirent comme des aimants. C’était l’idée de base.
Puis j’ai vu un film de [Rainer Werner, ndlr] Fassbinder qui s’appelle L’année des treize lunes. Le titre m’a intrigué, le choix du nombre aussi. Je ne sais pas pourquoi, je me suis mis à compter combien il y avait de lunes dans mon histoire. Il y en avait 87, quelque chose comme ça. Le chiffre ne me parlait pas et je me suis dis que j'aimerais bien avoir 99 lunes en tout. J’ai reconstruit le scénario pour que ça fasse 99 lunes. C’est arrivé un peu naturellement avec toutes ces réflexions et quand j’ai choisi que ça serait aussi le titre, il a fait l’unanimité autour de moi.
Le fait que leur relation soit marquée par la lune amène beaucoup d’ellipses dans le film. Chacune des ellipses est construite comme un nouveau monde, avec un cadre différent, une lumière différente et des personnages qui ont également changé ou évolué. Comment avez-vous travaillé ces ellipses ?
J. G : Si on s’intéresse à la vie des gens, la vie de nos proches même, on s’aperçoit vite que leur quotidien peut changer très vite, de jour en jour, d’année en année. Il y a deux ans, untel avait tel style, unetelle était avec ce mec ou avait tel job. Tout peut changer et en cela, on se crée un autre univers. L’idée c’était aussi de se demander comment est-ce que ces deux personnes peuvent garder une attirance aussi forte tout en étant dans une nouvelle étape de leur vie. Je pense que c’était ça la base de l’histoire. Qu’est-ce que tu fais si tu ne peux pas oublier quelqu’un ? Si à un moment tu réalises que tu vas toujours aimer quelqu’un même s’il est très loin ou que quand tu t’éloignes émotionnellement, il reste quelque chose. Le spectateur doit se réorienter à chaque fois et j’admets que, peut-être, ça rend le film un peu plus opaque. Mais les acteur⋅ices et moi, nous savions ce qui se passait entre les ellipses pour leur personnage. J’aime bien ce concept de narration.
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Ce qui marque, ce sont évidemment les scènes de sexe. Elles marquent par leur frontalité mais aussi par une certaine violence qui n’a pas dû être simple à tourner. J’ai lu que vous avez fait appel à une coordinatrice d’intimité. Qu’est-ce qui vous a poussé à faire appel à cette coordinatrice et que vous a-t-elle apporté au sein du tournage ?
J. G : Dans mon film précédent, Europe, she loves, qui est un documentaire, j’ai filmé des couples pour de vrai, qui faisaient des choses pour de vrai. Qui faisaient l’amour pour de vrai notamment. On a pu se permettre ça parce que cela faisait partie de notre accord dès le départ et parce que l’histoire du film dépassait la fiction. Je ne me voyais pas entamer cette démarche sur un film de fiction. Je ne me voyais pas non plus demander à mes interprètes de dépasser les limites de leur travail, qui est d'interpréter justement, de jouer. On en a discuté avec la production et on s’est mis d’accord sur le fait qu’il faudrait faire appel à une coordinatrice d’intimité. Pour être honnête, j’avais un peu peur, surtout parce que je ne savais pas à quel point elle pouvait interférer dans mes choix de mise en scène. C’est ridicule de penser ça aujourd'hui mais j’avais en tête une “policière de l’image” qui viendrait m'interdire des choses. Mais comme tous les corps de métier sur un plateau, tu dois trouver quelqu’un qui corresponde à ton style, qui partage ta vision et qui est plutôt dans la proposition que dans l’interdiction. J’ai tout de suite compris que ce serait comme ça avec Cornelia Dworak, la coordinatrice avec qui j’ai travaillé sur ce film. Elle a bien compris que mes acteur⋅ices étaient non professionnel⋅les, que j’ai l’habitude de faire de longues prises, qui durent parfois plus de dix minutes et qu’il fallait donc une chorégraphie particulière.
Pour ce qu’elle m’a apporté, … Je dirais qu’elle m’a apporté le temps d’avoir des répétitions. Quand on est sur une petite équipe, avec un temps limité parce que le budget est limité, nous ne prévoyons jamais beaucoup de répétitions parce que le temps est contre nous. Grâce à elle, nous avons pu avoir ce temps. Le temps de travailler les gestes, les chorégraphies, les intentions aussi. Et ces répétitions, qui étaient consacrées aux scènes intimes, nous ont beaucoup aidé pour comprendre les personnages sur d’autres scènes, pour comprendre des enjeux plus globaux. Je pense qu’une coordinatrice d’intimité apporte aussi beaucoup sur un plan plus technique, sur le corps des acteur⋅ices par exemple. Même s’ils savent qu’il et elle seront nu⋅es sur ces séquences, il y a la possibilité que leur sexe ne soit pas montrer directement à l’écran grâce à des caches, ou ce genre de chose. Ce qui peut enlever beaucoup de gêne je pense. J’ai l’impression qu’elle m’a permis de travailler plus profondément ma mise en scène.
C’est très intéressant que vous nous confiez votre peur vis-à-vis de ce métier parce qu’on ne le comprend pas encore, de par sa nouveauté et parce qu’il existe toujours une sorte de flou de ce que fait un ou une coordinateur⋅ice d’intimité concrètement sur le plateau.
J. G : Je dirais que c’est un métier qui met en place un langage et une communication propres au film. De mon côté, dans le scénario, je n’avais eu aucun tabou à nommer les choses, les pratiques sexuelles et les parties intimes. Mais il faut aussi qu’il n’y ait aucun tabou sur le plateau, il ne faut pas mettre toute la pression sur les acteur⋅ices. Il faut trouver la scène ensemble, parler de préférence sur la manière d’être toucher, pour que tout le monde se sente à l’aise. C’est leur travail d’aller sur ce genre de détail et ça permet d’avancer dans le bon sens à mon avis.
La première fois que l’on voit la sexualité de Bigna à l’écran, il n’y a pas de pénétration pendant l’acte, chose encore assez rare au cinéma. Au contraire de Frank, qui a une sexualité plus banale, plus mécanique je dirais. Comment avez-vous construit la sexualité de vos personnages ?
J. G : C’est une question assez complexe. [il réfléchit] Alors, ça n’a rien à voir avec votre question mais je viens de me souvenir d’une projection pendant un festival où une sexologue m’avait fait part de ses doutes concernant la sexualité de Bigna. Pour elle, il était difficile de croire qu’elle pouvait accepter une pratique avec pénétration après avoir choisi une sexualité non-pénétrative, définie par sa domination. Sur le coup, je n’ai rien dit mais j’en ai reparlé avec mon actrice. Pour elle, il était clair que, vu que Bigna est dans le contrôle et vu que c’est un choix conscient, elle pourrait avoir d'autres envies en parallèle. Pour revenir un peu sur la question, c’est un personnage complexe, qui aime à la fois le confort parce qu’elle contrôle sa sexualité mais qui aime aussi le danger. J’aimais cette contradiction car c’est là où on peut creuser la complexité d’un personnage. Je pense que j’ai pensé à cette sexologue en entendant la question parce que, en écrivant le scénario, je n’ai jamais voulu psychanalyser les personnages, au contraire. J’ai l’impression que cette sexologue a vu Bigna par le biais d’un traumatisme qui n’existe pas dans le film. Je trouvais ça trop facile d’inscrire le personnage là-dedans. Il est plus intéressant de penser la sexualité de Bigna comme la conclusion de plusieurs choix de vie, qu’elle décide de remettre en question lorsqu’elle rencontre Frank.
Du côté de Frank, au début du film je le vois comme un personnage en attente d’un changement. Il en a marre de la pression de la performance, de son rôle d’homme dans une sexualité balisée par les normes, quand bien même il vit dans un environnement plutôt à la marge qui veut se débarrasser des normes. La rencontre avec Bigna est un choc pour lui car, peut-être pour la première fois de sa vie, il se trouve face à quelque chose de différent, qui lui permet de prendre une position plus vulnérable. L’insatisfaction des hommes au niveau sexuel n’est pas un sujet si courant, par rapport à l’insatisfaction féminine. C’est quelque chose qui m’a beaucoup intéressé de mettre en place pour son personnage, car si Bigna a fait des choix concernant sa sexualité, Frank, lui, s’est contenté de suivre ce que l’on attendait de lui.
Le film va contre la vision, américanisée je dirais, qu’on a de l’amour.
Qu’est-ce qui vous a poussé à filmer le sexe aussi frontalement ? Peut-on y voir une envie de bousculer un peu le public dans vos choix de mise en scène ?
J: G : Quand j’ai commencé à travailler sur ce film, c’était assez clair pour moi de ne pas exclure la sexualité parce qu’elle fait vraiment partie de la narration. On en a discuté avec mon chef op [Yunus Roy Imer, ndlr] et je voulais vraiment ces longues séquences où l’on voit concrètement ce qui se passe. Ça ne m'intéressait pas de faire semblant de ne pas savoir ce qui se passait entre les personnages. Ça vient aussi d’une obsession que j’ai de montrer les corps. Une obsession qui peut paraître très provocante aujourd’hui parce qu’on a vachement exclu les corps de l’écran. Je pense que c’est dommage parce qu'on s’enlève justement un grand potentiel de narration.
Il y a une patine à l’image très “vintage”. Pourquoi ce choix de traitement de l’image ? Avez-vous des ambiances et/ ou des inspirations visuelles précises ?
J. G : J’avais envie de tourner avec des optiques anamorphiques parce que j’aime la qualité d’image des films des années 70/80, filmés en pellicule avec des caméras 16mm. Ce sont des images que je trouve intéressantes visuellement. Nous avons tourné en numérique, avec des optiques 16mm, ce qui n’a pas été simple. Mais Roy, mon chef op, partage mon point de vue sur les images actuelles. Elles sont trop belles, trop lisses. Le numérique a totalement changé notre façon de regarder des images. On aime que les plans soient épurés, trop éclairés, que les acteur⋅ices soient lisses et bien positionné⋅es. C’est de la pub pour moi, ce n’est pas du cinéma. J’aime que les plans soient vivants, qu’il se passe quelque chose à l’image. J’aime que mes acteur⋅ices puissent se balader dans le cadre. Je fais beaucoup de plans larges et ça nous rajoute de la difficulté, sachant qu’en plus, on n’utilise pas de lumières supplémentaires. Les éclairages dans le film sont les éclairages des décors où nous avons tourné.
Au niveau de mes inspirations, j’aime les images de Jarmusch ou de Kassovitz pour prendre un exemple français. Ils n’ont pas peur de salir leurs images. Elles sont vivantes, elles sont granuleuses, il y a quelque chose qui se dégage. C’est exactement ce qu’on voulait faire.
Vous isolez beaucoup vos personnages dans le cadre. L’histoire d’amour que vous racontez est-elle l’occasion d’aborder aussi le sujet de la solitude ?
J. G : Oui, il y a de ça dans le film, aussi parce qu’ils ne sont jamais en symbiose sur leurs envies de couple. Mais je vois très bien pourquoi vous parlez de solitude, il y a la scène dans le club, avec les casques individuels. Une foule où tout le monde écoute la même musique mais en même temps, chacun est connecté à son monde interne. C’est une chose avec laquelle je me sens assez connecté, ce lien entre la solitude et la recherche du groupe.
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Par le biais de leur histoire d’amour, on a l’impression qu’il existe une impasse quand on essaye de conjuguer le couple (sous toutes ses formes) hétérosexuel et le désir de liberté. Que vouliez-vous raconter sur nos visions de l’amour ? Peut-être en faire une critique ?
J. G : C’est drôle parce que je ne pense pas avoir voulu faire une critique du couple en tant que tel, consciemment en tout cas. Mais le film est terminé depuis un an maintenant et je me rends compte de chose à posteriori. Je me suis aperçu que les personnages commencent en totale liberté, en tout cas ce qu’ils considèrent comme liberté et à mesure que le film avance, tout se resserre. L’espace, surtout quand ils restent dans l’appartement de Frank. Leurs envies, leurs besoins. Le film va contre la vision, américanisée je dirais, qu’on a de l’amour. Les narrations où l’amour libère, où l’amour fait grandir, où l’amour t’apprend des leçons de vie et tout se finit bien. C’est une façon d’entretenir le parcours de vie classique et les idéaux que l’on adopte quand on vieillit, la liberté qui se mélange avec des envies assez conservatrices de mariage et d’enfants. Mais c’est dur de se détacher de ce parcours car c’est celui qui nous fait intégrer complètement notre société. Cette assimilation depuis un jeune aĝe à ce chemin de vie tout tracé est quelque chose qui m’intrigue parce que je peux aussi voir ses effets sur moi. Donc oui, je pense que mon film critique en partie le couple parce que les personnages ne peuvent jamais pleinement vivre leurs envies. Et pourtant, ils essaient tout. Le couple libre, ça ne marche pas. Puis, ils vont vivre dans la nature pour vivre leur amour rien qu’à deux, ça ne marche pas non plus. Et même quand chacun vit une vie de famille plus traditionnelle, ça ne les empêche pas de se retrouver. Ils essaient de trouver un idéal amoureux et c’est peut-être la recherche de toute une vie.
Vous avez cité votre documentaire Europe, she loves tout à l’heure qui parlait également de relations amoureuses mais dans un contexte plus politique. Vous venez d’en parler, le cinéma a tendance à proposer une vision très traditionnelle de l’amour, quitte à le faire rentrer dans des normes. Avez-vous voulu montrer justement que plus on place l’amour dans des normes, moins on arrive à le conserver ?
J. G : Je ne serais pas si catégorique car je pense que chaque histoire est unique. Par contre, avoir une vision politique est au cœur de chacun de mes projets parce que je ne peux tout simplement pas exclure mon observation de la société dans mes films. C’est mon moteur et ce qui me donne envie de raconter des histoires. C’est peut-être pour ça que j’ai mis autant d’ellipses parce que ça m’a permis de me questionner sur ce qui les amenait à faire ces choix-là. Des choix qui sont pris en partie à cause de normes sociétales, c'est vrai. Mais on peut constater que le personnage féminin est celui qui impose le plus ses choix, ce qui va dans le sens contraire des histoires d’amour que l’on voit au cinéma. Et ça pour moi, c’était le plus important.
Je rebondis sur ça. Je ne sais pas si vous avez vu l’affiche français du film où l’on peut lire “une vision féministe rare au cinéma”. Et j’ai envie de vous demander, considérez-vous 99 Moons comme un film féministe ?
J. G : Ce n’est pas à moi de le dire peut-être. Sans que ça me gêne complètement d’apposer le mot féministe à mon film, j’aimerais que l’on considère cette vision comme juste normal et pas seulement féministe parce que l’on voit un protagoniste féminin beaucoup plus actif que le personnage masculin, ce qui a d’ailleurs perturbé pas mal de journalistes hommes je dois dire. En fait si, ça me gêne un peu car il y des films beaucoup plus militants et féministes que le mien.
Propos recueillis par Laura Enjolvy le 9 mai 2023Merci à Anne-Lise Kontz et Paul Chaveroux