Concernant Hirokazu Kore-Eda, désolé cher Thierry, mais nous allons quand même dire qu’il fait partie des “habitués”. Les faits sont là. L’an passé, Nos bonnes étoiles était présenté en compétition, vers la fin de la quinzaine cannoise. Cette année, Monster entre en lice pour la Palme d’Or dès la première grande journée de projections. Et évidemment, ce ne sont que deux exemples de la présence du cinéaste japonais sur la Croisette. On se rappelle qu’il a déjà glané la récompense suprême pour Une affaire de famille en 2018, après avoir précédemment présenté Tel père, tel fils (Prix du jury en 2012), Nobody knows (Prix d’interprétation masculine 2004), Distance et Notre petite soeur,
Air Doll et Après la tempête ont, eux, fait le bonheur des festivaliers de “Un Certain Regard”. Donc, oui, on peut parler d’un habitué, mais franchement, cela nous convient très bien puisque ses films sont la plupart du temps de vraies réussites artistiques et procurent aux spectateurs de superbes émotions sur grand écran.
Son nouveau film, Monster en donne encore un très bel exemple. Le cinéaste japonais a construit une belle histoire autour des thèmes du harcèlement scolaire, de la maltraitance et de l’adolescence. Le point de départ est assez basique : une mère célibataire s’inquiète pour son fils unique, un préadolescent de dix ans, qui a depuis quelques temps un comportement anormal. Elle finit par comprendre que quelque chose ne tourne pas rond à l’école et, après avoir pensé à un harcèlement de la part des camarades de son fils, se demande si leur instituteur ne serait pas la cause des tourments du petit garçon. De son côté, l’instituteur affirme que la victime présumée est en fait un bourreau, qui harcèlerait un autre gamin de la classe. Qui croire? Le scénario, habile, est composé de trois chapitres qui permettent d’appréhender la même histoire sous trois angles différents, dans l’esprit de Rashômon de Kurosawa, mais ici, cela permet surtout à Hirokazu Kore-Eda de faire prendre au récit une tournure totalement inattendue et d’en modifier radicalement la tonalité. Porté par les performances de ses jeunes comédiens, épatants, la mise en scène toujours élégante du cinéaste et les plages musicales enveloppantes du regretté Ryuishi Sakamoto, Monster constitue une formidable entrée en matière pour la compétition 2023.
Catherine Corsini était aussi là il y a deux ans pour présenter La Fracture. Elle fait son retour avec Le Retour. Oui, c’est facile, on sait… En revanche, sa sélection ne l’a pas été, loin de là, suite à plusieurs polémiques autour du tournage du film.
Déjà, des courriers anonymes ont été envoyés à l’ensemble de la profession pour dénoncer les méthodes de la cinéaste, jugées trop dures pour les comédiens et l’équipe technique, et des dérives concernant les conditions de tournage. La cinéaste et sa productrice, Elisabeth Perez, ont protesté contre ces accusations diffamatoires et infondées, parlant juste de décalage entre les exigences d’une cinéaste attachée à la création de son oeuvre et une nouvelle génération moins impliquée.
Ensuite, le CNC a retiré son aide financière au film en découvrant qu’une scène intime impliquant des mineurs n’avait pas été déclarée, comme le veut la législation, à la commission chargée d’étudier les demandes de tournage avec des enfants. De là, une vraie chasse aux sorcières a commencé. Catherine Corsini a été accusée de pervertir la jeunesse, de harceler moralement et sexuellement ses acteurs.
Les sélectionneurs du festival ont demandé un délai pour vérifier les faits avant de retenir le film en compétition. Finalement, ils ont pu constater que la polémique ne reposait pas sur des éléments tangibles et ont retenu l’oeuvre sur la base de ses qualités cinématographiques, comme il se doit. Et elles sont bien réelles, ces qualités. Le Retour est un beau film, à la fois solaire et grave, sur les relations familiales et sur deux jeunes femmes qui essaient de trouver leur place dans la société, dans la cellule familiale, dans la vie en général. Le casting est impeccable, la mise en scène épurée et percutante, la photographie sublime. Le film a clairement sa place à Cannes.
Cela n’empêche pas certains observateurs, externes et internes, de se déchaîner contre le Festival de Cannes, les oeuvres qui y sont projetées, les cinéastes et acteurs qui foulent son tapis rouge et, d’une manière générale à tous ceux qui y participent de près ou de loi, accusés d’être complices d’un système favorisant la culture du viol et du harcèlement, un “ordre mortifère écocide et raciste du monde”, comme précisé par Adèle Haenel dans la lettre à Télérama où elle annonce se mettre en retrait du cinéma. Mediapart, sans doute un peu agacé par l’agression présumée de son directeur de publication, Edwy Plenel, par la cinéaste Maïwenn, y va aussi de sa tribune polémique, jetant dans le même sac Depardieu, Polanski, Johnny Depp, Maïwenn. Le collectif 50:50 s’insurge, de son côté, contre la sélection du film de Catherine Corsini, qui est pourtant l’une de ses adhérentes… Et sur les réseaux sociaux, bien entendu, le tribunal populaire se déchaîne, sans se renseigner sur les différentes “affaires”, sans réfléchir et sans avoir la moindre légitimité à juger qui que ce soit. Quiconque émet un avis positif sur un film, une personnalité, peut se retrouver en quelques clics dans une vraie tempête médiatique. Notre confrère et ami Mehdi Omaïs en a fait les frais aujourd’hui sur Twitter. Son crime? Avoir aimé la performance de Johnny Depp dans Jeanne du Barry. Et le voilà accusé d’être un monstre, lui aussi, “un journaliste sans éthique”, complice des “pires penchants de cette industrie”.
Rien que ça…
On ne va pas s’amuser à polémiquer avec tous ces gens. Ils sont libres d’avoir leurs opinions. On leur demande juste de respecter celles des autres et on leur conseille juste d’appliquer la même méthode radicale que celle d’Adèle Haenel. Vous ne voulez pas participer au festival? C’est bien noté. Alors restez en retrait et laissez donc ceux qui ont envie de découvrir des oeuvres cinématographique le faire tranquillement – c’est la fonction première d’une manifestation de ce type. Laissez-nous nos “monstres”.
Oui, nos “monstres”. Nos “monstres sacrés”… Ils étaient trois sur le tapis rouge cet après-midi.
Michael Douglas, après avoir remporté une Palme d’Or d’honneur lors de la cérémonie d’ouverture, a pris un peu de temps pour échanger avec les festivaliers autour de sa carrière et sa filmographie.
Pedro Almodovar, lui, est venu présenter un court-métrage, Extraña forma de vida, une sorte de western tourné en langue anglaise, avec Ethan Hawke et Pedro Pascal.
Enfin, Wim Wenders a monté les marches avec le premier de ses deux films en sélection officielle, Anselm, projeté en séance spéciale, hors compétition. Il s’agit d’un documentaire en relief sur le travail de l’artiste allemand Anselm Kieffer, peintre et plasticien disciple de Joseph Beuys. Enfin “documentaire” n’est pas tout à fait le mot exact. Il s’agit plutôt d’une expérience sensorielle, un voyage artistique, philosophique et poétique, une immersion dans l’univers singulier de cet homme ayant fait de la mémoire et du temps des pièces centrales de son oeuvre.
L’utilisation du relief est tout sauf un gadget. Il permet déjà de rendre hommage au style de peinture de Kieffer, qui compose ses toiles avec de la peinture, mais aussi des couches successives de matière : sable, verre, lambeaux de textiles, suie. Des oeuvres déjà en relief, en quelque sorte. La 3D permet en outre de donner de la profondeur aux dispositifs, de saisir leur côté monumental, imposant, de donner l’envie de s’y promener. Enfin, les strates successives d’images qui apparaissent à l’écran, souvent pour dévoiler une vieille photo ou un film d’archive familiales, s’apparentent aux différentes couches mémorielles : mémoire individuelle et collective, bribes de culture ou de vie.
Le dispositif technique et la composition des plans savamment orchestrée par Wim Wenders donnent l’impression de pouvoir voyager dans l’espace et le temps, de façon à découvrir en 1h30 les fondamentaux de l’oeuvre d’Anselm Kieffer.
L’homme dialogue avec l’enfant qu’il était jadis, se souvient de son parcours, ses influences, toutes les choses qui l’ont conduit à devenir cet artiste hors normes. Le résultat ne plaira pas à tout le monde, car il faut vraiment lâcher prise et se laisser emporter par ce rythme singulier, par cet environnement sonore fait de chuchotements, de récitations de poèmes, de bruissements. Mais pour ceux qui accepteront de jouer le jeu, ce voyage sensoriel et artistique vaut le détour.
Steve McQueen, lui, n’est pas vraiment un « habitué » puisqu’il n’était venu qu’une fois sur la Croisette. C’est toutefois ici que sa carrière à démarré, à Un Certain Regard, avec l’extraordinaire Hunger, Caméra d’or en 2008. Il revient à Cannes avec Occupied city, un documentaire-fleuve de plus de 4h sur Amsterdam durant l’occupation nazie. Ceux qui ont eu la chance de le voir ont apparemment été subjugués par la beauté des images et la puissance du montage.
Classiquement, le deuxième jour du festival est aussi marqué par l’ouverture des sections parallèles.
Un Certain Regard s’est ouvert avec la projection du nouveau film de Thomas Cailley, Le Règne animal. Ce film d’anticipation, qui voit l’humanité frappée par une vague de mutations qui transforment certaines personnes en animaux, semble avoir divisé les festivaliers. Certains parlent d’oeuvre boursouflée, d’autres de chef d’oeuvre dans la lignée de Freaks. Nous attendrons de le voir pour juger. Mais là encore, bienvenue aux monstres…
La Semaine de la Critique a choisi le nouveau film de Marie Amachoukeli, Ama Gloria, l’histoire d’une nourrice capverdienne qui doit repartir chez elle et donc laisser derrière elle la petite fille dont elle s’occupait au quotidien. La cinéaste filme leurs derniers instants passés ensemble, entre instants de joies et d’amertume. Les premiers échos parlent d’un film plein de douceur et de tendresse, qui devrait faire fondre le coeur des spectateurs.
Enfin, la Quinzaine des Cinéastes a débuté avec Le Procès Goldman de Cédric Kahn. Le film s’intéresse au second procès, en 1976, de Pierre Goldman, militant d’extrême gauche (et accessoirement demi-frère du chanteur Jean-Jacques Goldman, dont il a été la source d’inspiration pour l’album “Rouge”). Après avoir participé à plusieurs actions révolutionnaires en Amérique Latine, l’activiste s’est laissé séduire par le banditisme et a participé à plusieurs vols à mains armées. C’est ainsi qu’il s’est retrouvé accusé du meurtre de deux pharmaciennes parisiennes et condamné à la perpétuité en première instance. Ce second procès, pourrait permettre de le faire acquitter ou au contraire confirmer la sentence.
Là aussi, les premiers échos des projections cannoises sont favorables. Beaucoup louent la performance d’Arieh Worthalter, qui parvient à restituer toute la complexité de la personnalité de l’accusé, et celle d’Arthur Harari, apparemment bluffant dans le rôle de l’avocat Georges Kiejman.
A demain pour la suite de ces chroniques cannoises.
Crédits photos : Photo © Jack Garofalo/Paris Match/Scoop – Création graphique © Hartland Villa – Visuels fournis par le service presse du Festival de Cannes