”Nazis! I hate these people”, peut s’exclamer Indiana Jones, en reprenant l’une de ses répliques cultes. Les fans apprécieront. Tout comme le retour de Sallah (John Rhys-Davies), la référence à la seule phobie connue de l’aventurier (les serpents), le chapeau voyageur que le héros finit toujours par retrouver ou le combat, toujours aussi peu équilibré, entre le fameux fouet et une quinzaine de revolvers… Si Spielberg et Lucas ne sont plus aux manettes de ce dernier épisode, Disney et Lucasfilm brossent les adeptes de la série dans le sens du poil, en leur offrant tous les ingrédients traditionnels de la trilogie originelle, sans oublier cet irrésistible cocktail de film d’aventures, de comédie et de fantastique. James Mangold signe un blockbuster efficace, sans temps morts et qui offre une sortie honorable à ce héros qui a bercé notre enfance et notre adolescence.
Des nazis, il y en a aussi dans le film de Jonathan Glazer, The Zone of interest, même si, de prime abord, rien ne le laisse supposer. L’intégralité du récit, ou presque, repose sur les scènes du quotidien d’une famille allemande installée en Silésie, où elle coule des jours heureux. Elle habite une luxueuse maison avec un grand jardin, où la maîtresse des lieux cultive des fleurs magnifiques pendant que son époux s’occupe de ses chevaux. Ils accueillent fréquemment les voisins, pour le thé ou pour le dîner. Les enfants, eux, profitent pleinement de leur jeunesse en jouant dans leurs chambres ou en batifolant sur la pelouse. Un tableau idyllique, même si des éléments en arrière-plan viennent vite nous rappeler où nous sommes. Un mur avec des fils de fer barbelés sépare le jardin de l’extérieur. Il est surplombé par des miradors. Un peu plus loin, un imposant bâtiment recrache jour et nuit une imposante fumée anthracite. On entend, en fond sonore permanent, le bruit d’une machine, semblable à celui d’une chaudière, parfois des tirs de fusil, des hurlements, des pleurs, que les mélodies jouées sur le piano familial ne réussissent jamais à couvrir.
Nous sommes dans la Pologne du début des années 1940, sous occupation allemande. La famille dont on suit le quotidien est la famille Höss. Le père, Rudolf, travaille dans le bâtiment à proximité de la maison. Il est le responsable du camp de concentration d’Auschwitz.
De l’horreur qui se déroule derrière ce pavillon coquet, nous ne verrons absolument rien. Au spectateur de remplir les vides, d’imaginer à quoi correspond ce bruit, cette fumée, cette cendre que des ouvriers viennent déposer à l’entrée du jardin. Et ces vêtements que Madame Höss distribue “généreusement” à ses voisines, à qui appartenaient-ils? Au spectateur de déterminer si les cris qu’il entend sont ceux des enfants Höss en train de chahuter dans l’eau ou celui d’un prisonnier qu’un SS tente de noyer…
L’émotion ne vient que de ce que l’on sait de cette époque, des images d’archives, des témoignages, des autres films réalisés sur le sujet. Sans ces informations, sans l’éducation reçue, on pourrait croire à un banal film familial, propre et lisse.
Le résultat est forcément déroutant, dérangeant et montre la nécessité d’entretenir la mémoire collective pour que l’horreur ne puisse jamais se banaliser, et pour que de telles atrocités ne puissent plus jamais se reproduire.
Jonathan Glazer va au bout de son parti-pris et signe une oeuvre puissante, glaçante, l’un des premiers grands chocs du festival 2023.
Il n’y a pas de nazis dans Eureka, de Lisandro Alonso. Mais il y a des amérindiens. Profitons-en tant qu’il y en a, semble nous dire le réalisateur. Son film est un ensemble d’histoires traitant toutes, à leur façon, de la marginalisation des autochtones d’Amérique, aux Etats-Unis ou en Amérique du Sud, et de leur disparition programmée.
Il débute par une sorte de western à l’ancienne, image carrée et noir et blanc, un clin d’oeil à Jauja, son précédent film. Dans ce film, c’est le cowboy blanc (Viggo Mortensen) qui a le beau rôle. Les indiens sont déjà dans la marge, des seconds rôles, des seconds couteaux. Ce pays n’est déjà plus le leur. Pourtant, dans l’histoire suivante, le shérif n’est pas un homme blanc mais une femme autochtone. Elle a en charge la sécurité d’une des réserves où les autorités ont placé les amérindiens, tel des animaux que l’on tenterait mollement de préserver. Dans cet endroit où règnent misère, détresse sociale, drogue et alcoolisme, la policière effectue sa ronde nocturne. Cela donne un polar atypique, à la tonalité singulière. Le shérif parcourt des zones qui semblent complètement éteintes. Il ne semble même plus y avoir de criminels à arrêter, tellement l’endroit est désert. De toute façon, si elle était confrontée au danger, les renforts ne viendraient pas. Y a-t-il encore des policiers disponibles dans ces lieux fantomatiques? La dernière histoire montre qu’en Amérique du sud, le sort des tribus autochtones n’est guère plus enviable. Pollution, déforestation, orpaillage menacent la sécurité des tribus et la préservation de leur culture ancestrale.
Le cinéaste nous invite à un curieux voyage dans l’espace et le temps, jouant sur des formats d’image différents, sur les clichés associés à la représentation des amérindien au cinéma, les légendes et les rituels traditionnels. Le résultat est assez envoûtant, même si le rythme contemplatif, caractéristique de ce réalisateur, ne conviendra sans doute pas à un large public. En tout cas, il montre, là encore, la nécessité de préserver le patrimoine, les coutumes, les légendes, pour ne pas reproduire les mêmes erreurs et pour garder une trace de l’histoire de l’humanité, même de ses pages les plus sombres.
Si le style de Lisandro Alonso est contemplatif, on pourrait en dire autant de celui de Nuri Bilge Ceylan et la durée-fleuve (3h15) de son nouveau long-métrage, Les Herbes sèches, risque de décourager plus d’un spectateur. Mais il serait fort dommage de passer à côté, car il s’agit une nouvelle fois d’une oeuvre remarquable, d’une intelligence rare, mise en scène avec beaucoup de minutie. Le cinéaste turc s’intéresse à un professeur d’art plastiques, Samet, qui a été muté, dans le cadre de son service civil obligatoire, dans une petite ville d’Anatolie. Tout semble bien se passer pour l’enseignant, même s’il ne cache pas son envie de retourner au plus vite vivre à Istanbul, loin de cette région isolée. Mais un jour, le rectorat l’informe que deux élèves l’accusent de harcèlement sexuel. Samet est sous le choc, car il ne voit pas ce qu’on peut lui reprocher et qu’il ne peut obtenir aucun détail sur les faits qui lui sont reprochés. Il est d’autant plus mal que cette affaire risque de compromettre sa demande de mutation et le piéger définitivement dans ce « trou perdu ».
Son comportement change peu à peu. Il devient plus dur, plus acerbe et verbalise de plus en plus le mépris que lui inspirent cette petite ville de province et ses habitants. Le vernis d’un homme affable, bienveillant, généreux et ouvert d’esprit se craquèle à mesure que le récit avance. La seule personne qui trouve encore grâce à ses yeux est Nuray, une jeune femme qu’il vient de rencontrer. Elle est enseignante, comme lui, et célibataire elle aussi. Mais Samet est tellement fermé à l’idée de rester dans cette région de la Turquie qu’il refuse toute idée de rapprochement amoureux. C’est elle qui va finalement le bousculer, le mettre face à ses contradictions, révéler son égocentrisme, son côté profondément misanthrope.
La scène est magistrale. Un long dialogue philosophique et politique où sont opposés l’individualisme et le sens du collectif, l’engagement citoyen et l’inaction. La joute verbale est tellement intense que les acteurs son contraints de faire une pause en direct. Littéralement. Le comédien principal, par un mouvement de caméra, passe de l’autre côté du décor, devant l’équipe technique, pour boire un verre d’eau avant de reprendre le jeu.
Son personnage, et nous avec lui, est poussé s’interroger sur sa personnalité, sur le monde qui l’entoure et ses possibilités d’action pour créer un monde meilleur ou du moins, entretenir l’espoir, l’utopie d’un monde meilleur.
La fin du du récit est un autre moment sublime, lumineux et touchant, qui achève de nous convaincre que l’on vient d’assister à un grand film, dans la lignée des oeuvres précédentes du cinéaste turc, dont Winter sleep, qui avait remporté la Palme d’or en 2014.
Mais peut être Ruben Östlund et son jury, qui ont annoncé vouloir un palmarès peu consensuel et conformiste, préféreront-ils accorder leurs faveurs à un cinéma moins “classique”, un cinéaste moins “confirmé” (tout est relatif, bien sûr). Dans cette éventualité, Les Filles d’Olfa coche bien des cases. Sa réalisatrice, Kaouther Ben Hania, n’est certes plus une débutante, avec six longs-métrage à son actifs et des sélections dans les sections parallèles à Cannes et à Venise. Mais elle fait cette année son entrée dans le grand bain cannois, avec sa fraîcheur et sa sensibilité d’artiste et de femme. Et elle opte pour une forme singulière, déroutante, mélangeant documentaire et fiction, ou du moins, une réinterprétation du réel.
Olfa Hamrouni avait déjà connu les feux des projecteurs en 2016, quand elle avait rendu publique la radicalisation de ses deux filles aînées, Rahma et Ghofrane Chikhaoui, converties à la cause de Daech et parties faire le djihad en Libye. Elle avait notamment critiqué les autorités tunisiennes d’avoir favorisé les poussées d’intégrisme religieux suite à la chute du régime de Ben Ali et de n’avoir rien fait pour retenir les deux adolescentes, malgré ses appels à l’aide.
Avec un tel sujet, la cinéaste aurait pu réaliser un simple documentaire, utilisant des images d’archives et interviewant les membres de la famille. Elle a préféré faire rejouer les scènes de la vie familiales par Olfa et ses deux petites dernières, Eya et Tayssir, utiliser deux actrices pour incarner Rahma et Ghofrane (Nour Karoui et Ichraq Matar), une troisième (Hend Sabri) pour remplacer Olfa lors de certaines scènes plus difficiles à revivre et un seul acteur pour incarner les différentes figures masculines du film (l’ex-mari d’Olfa, puis l’homme qu’elle a fréquenté après avoir fait sa propre révolution).
Elle filme les témoignages, la préparation des actrices, souvent guidées par Olfa elle-même, et les répétitions. Elle filme aussi les coulisses du tournage, le “work in progress” et les échanges entre les différents participants à son film, les acteurs réagissant eux-mêmes aux situations décrites.
Amalgamer ainsi documentaire et fiction est une démarche assez rare, car le spectateur est souvent embarrassé par le mélange des genres. Il préfère le pur documentaire, où seuls les faits sont exposés, adoptant toutefois l’angle du réalisateur, ou la fiction inspirée de faits réels. Autrement, il peut se sentir un peu perdu ou manipulé. Ici, Kaouther Ben Hania va encore plus loin puisqu’elle montre Eya et Tayssir répeter leur propre rôle avec les actrices. Dès lors, sont-elles vraiment elles-mêmes ou incarnent-elles un personnage? Un peu les deux, en fait, et c’est bien là le véritable thème du film. Les femmes et les hommes, en Tunisie ou dans le monde Arabe, endossent constamment un rôle, de mère en fille, de père en fils. Toutes et tous reproduisent un schéma acquis par leur éducation, leur culture, leur religion, font “comme elles ou ils l’ont appris”. Peut-être une génération parviendra-t-elle, dans la douleur, à modifier l’ordre établi, mais en attendant, c’est le même schéma qui se répète. Il sert un système dominé par le patriarcat et un pouvoir oppressant, qu’il soit politique ou religieux, un système aliénant pour les femmes.
Cette structure permet à la cinéaste de continuer à diagnostiquer les maux dont soufre son pays, la Tunisie, en livrant une critique lucide et amère sur le Printemps Arabe, qui n’a fait que remplacer un poison par un autre.
Omar la fraise se déroule dans le pays voisin, l’Algérie, mais repose lui aussi sur un curieux alliage. Pas un mix entre documentaire et fiction, non. On est clairement dans le second registre, mais un drôle de mélange de genres entre comédie, comédie romantique et thriller. Présenté en séance de minuit, le film d’Elias Belkeddar suit le retour forcé d’Omar (Reda Kateb) dans son pays d’origine. Afin d’échapper à la justice française, cette figure du grand banditisme français a dû trouver refuge en Algérie, où il peut vivre libre, à condition de ne pas faire de vagues. Aidé de son vieux complice Roger (Benoît Magimel), il décide de faire dans l’honnête en devenant l’intendant d’une biscuiterie. Il tombe même amoureux d’une des employées de l’usine, une femme indépendante et au caractère affirmé. Mais, comme souvent, les truands ne tardent pas à être rattrapés par leurs vieux démons et l’utopie d’une vie au calme, loin du milieu se retrouve vite menacée. Pour autant, le cinéaste garde le cap et propose un divertissement assez bien ficelé, qui respecte les codes du genre tout en les transgressant en permanence. Idéal pour boucler une quatrième journée de projections bien chargée, qui nous aura fait voyager dans l’espace et le temps, d’un pays à l’autre, d’un personnage à l’autre, et ce, sans cadran de la destinée. C’est ce qui fait toute la beauté d’un grand festival de cinéma.
A demain pour la suite de ces chroniques cannoises.
Crédits photos : Photo © Jack Garofalo/Paris Match/Scoop – Création graphique © Hartland Villa – Visuels fournis par le service presse du Festival de Cannes