[Compétition Officielle]
De quoi ça parle?
Du quotidien d’une famille allemande du milieu du XXème siècle Un père haut-fonctionnaire, Rudolf (Christian Friedel), une mère au foyer, Hedwig (Sandra Hüller) et leurs quatre enfants blonds.
Ils vivent dans une luxueuse maison bourgeoise, entourée d’un grand jardin où Hedwig cultive de superbes fleurs quand elle ne reçoit pas les voisines pour le thé.
Rudolf, lui, s’occupe de son hara ou fume le cigare sur le patio. Le reste du temps, il travaille dans les locaux qui jouxtent la maison et dont on devine certains détails : un mur en ciment surmonté de barbelés, une grande cheminée, quelques ouvriers qui poussent des brouettes remplies de cendres…
La famille s’appelle Höss. Rudolf Höss a été l’administrateur du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau et a activement œuvré pour transformer l’endroit en une véritable machine de mort, exterminant en masse Juifs, Roms et autres êtres humains jugés “inférieurs” par le régime nazi. Le film ne le précise pas, mais quelques années plus tard, il sera condamné à mort pour crimes contre l’humanité.
Pourquoi on trouve le film digne d’intérêt ?
Du roman éponyme de Martin Amis, dont on vient d’apprendre le décès, Jonathan Glazer n’a gardé que le titre et le cadre – la “zone d’intérêt” étant les 40 km² de terrain autour du camp de concentration. Ce qui a intéressé le cinéaste britannique, c’est l’idée de ne jamais rien montrer de l’horreur qui se joue en arrière-plan. Ceci renforce le décalage entre ce qui est présenté à l’écran – des vues paisibles d’un intérieur bourgeois, des scènes de la vie familiales anodines – et ce que l’on ressent en tant que spectateur, avec notre vécu et notre connaissance du sujet ou du moins ce que l’on est supposé en connaître grâce aux cours d’Histoire, aux livres, documentaires et films abordant le sujet, aux témoignage des survivants, au musée dédié à la mémoire des millions de victimes de la barbarie nazie. Et si certaines personnes ne savent pas ce qui s’est produit là-bas, entre 1940 et 1945, cela rend plus que jamais nécessaire le besoin de documenter cette page sombre de l’Histoire de l’humanité.
Sans repères, sans indices, on pourrait croire à un banal film de famille, avec des images bien léchées, semblant tout droit issues d’un catalogue de décoration d’intérieur. Mais il y a justement des indices visuels et sonores : l’ombre des miradors, les fils de fer barbelés, les uniformes de SS, les vêtements que Hedwig distribue “généreusement” à ses amis, probablement dérobés aux Juifs assassinés à quelques mètres plus loin, la fumée qui s’échappe continuellement de l’immense cheminée en arrière-plan, et qui semble se mêler aux volutes des cigares fumés par Rudolf Höss, les chants des oiseaux se mêlent aux bruits de mitraillettes, aux hurlements, au grondement permanent du four crématoire. Quand des cris retentissent, on ne parvient jamais à identifier s’il s’agit de ceux des enfants Höss en train de chahuter ou ceux de victimes torturées par les soldats.
Les habitants de la maison semblent des gens tout à fait ordinaires, même si certains comportements rappellent que l’on est bien chez des bourreaux : Mutter peut se montrer tyrannique avec les domestiques ou avec les enfants, qui font également froid dans le dos, quand ils s’amusent avec leurs petits soldats, prêts à dominer le monde comme Vater.
Les images des réunions générales des directeurs de camps sont également effrayantes quand on sait ce qu’impliquent les petits détails techniques dont ils discutent. Là encore, rien n’est vraiment explicité. Ces colloques ressemblent à des réunions de travail assez classique, comme il s’en tient dans n’importe quelle entreprise industrielle. Les verbatims utilisés sont similaires : « efficacité opérationnelle », « rendement », « cadence », « logistique »… A la différence près qu’ils sont appliqués, ici, à une entreprise d’extermination massive d’êtres humains.
Mais le plus glaçant, ce sont les moments où l’on baisse la garde, où l’on finit par oublier le bruit, les volutes de fumée, quand l’impression de normalité prend le dessus. The Zone of interest repose tout entier sur ce principe de banalisation de la violence, de la barbarie, tout en mettant tout en oeuvre pour nous rappeler que ces atrocités se sont déroulées dans un passé pas si lointain. L’idée est bien sûr de provoquer un choc, d’aiguillonner les consciences afin d’éviter de nouvelles tragédies, surtout en ces temps troublés où les idéologies nationalistes refleurissent un peu partout sur la planète.
Pour que le film finisse quand même par rendre concrète cette barbarie laissée hors champ, la caméra défie le temps et l’espace et nous montre la maison des Höss aujourd’hui, transformée en un mémorial. Des femmes de ménages viennent passer l’aspirateur devant de grandes vitrines où s’empilent des milliers de chaussures, tout ce qu’il reste des victimes de la Shoah. Quand la caméra revient sur Höss, celui-ci semble écoeuré par l’odeur épouvantable de mort qui hante les lieux et garde un goût de cendres dans la bouche. Nous aussi. Et le temps de recueillement imposé par le plan final, un écran noir accompagné d’une musique de requiem, est nécessaire pour revenir à la surface.
The Zone of interest provoquera sans doute le débat, et le rejet d’une partie du public, qui le trouvera absolument insupportable. Ce n’est effectivement pas un film “aimable”. C’est un objet artistique et politique qui va jusqu’au bout de sa démarche et sort le spectateur de sa zone de confort. Cela s’appelle un grand film, et une potentielle Palme d’Or.
Contrepoints critiques :
”Au fond, cette prouesse de mise en scène est à l’image de ces femmes de ménage qui s’affairent autour des terribles reliques du musée d’Auschwitz, le temps de quelques plans documentaires : au service de la mémoire, derrière la froideur d’une vitre.”
(Cécile Mury – Télérama)
”Rarement un film aura atteint un tel objectif avec autant d’audace visuelle et narrative. Une œuvre difficile et sans concessions qui laisse son spectateur sans voix, jusqu’à sa déroutante conclusion. Le choc est total ! “
(Antoine Rousseau – Le Bleu du miroir)
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