Bonne nouvelle, la pluie, qui s’était invitée sur la Croisette depuis quelques jours, a laissé la place à un soleil radieux.
Vous allez me dire, mais à quoi bon se préoccuper du bulletin météo si c’est pour finir enfermé pendant dix ou douze heures à regarder des films?
Eh bien d’abord, il faut bien arriver jusqu’aux salles et, pour rester relativement sec, se trimballer, au choix, le parapluie, l’imperméable, le poncho en nylon ou le combo ciré/bottes en caoutchouc. Ensuite, il y a des files d’attentes, car pour entrer au palais, il faut montrer patte blanche, badge, billet numérique, passer par le scanner, la fouille au corps, tout ce qu’impose la sécurité d’un tel évènement. Dans ces rassemblement de foule, la proximité occasionne quelques pépins avec les pébrocs. Il faut essayer de maintenir le sien droit, sans qu’il entre en collision avec celui du voisin d’a-côté et en évitant le filet d’eau en provenance de celui de la voisine de derrière, qui vous dégouline dans le dos. C’est assez technique…
Certes, monter les marches sur l’air de “Singin’ in the rain”, la première fois, c’est rigolo. On virevolte sur le tapis rouge, tel Gene Kelly, le sourire aux lèvres, mais quand cela se reproduit à chaque séance, on finit avec le même air mélancolique que Catherine Deneuve dans Les Parapluies de Cherbourg. Enfin, cela génère des quintes de toux et des éternuements qui peuvent rapidement nous ramener aux heures les plus sombres de l’épidémie de COVID-19.
Donc, heureusement que la pluie a cessé. Surtout après le film angoissant de Just Philippot, Acide, présenté hors compétition. Dans cette fable écologiste, le cinéaste met en scène une catastrophe induite par le réchauffement climatique, la pollution et l’inconséquence des hommes. Une vague de pluies acides s’abat sur le nord de l’Europe. Quand on dit “pluies acides”, on ne parle pas ici du phénomène météorologique auquel nous sommes déjà confrontés. On parle de pluies à pH tellement bas qu’à côté, l’acide sulfurique fait presque figure de produit chimique sympathique. Elles brûlent la flore et faune, rongent les façades des maisons et la carrosserie des véhicules. Mieux vaut ne pas être dessous pour ne pas être dissous.
Dans ce contexte angoissant, une famille désunie, composée de Guillaume Canet, Laetitia Dosch et Patience Munchenbach, essaie de fuir vers une zone climatologiquement plus clémente, ce qui s’avère très compliqué sans véhicule (les voitures deviennent vite inutilisables, rongées par l’acide), sans eau (l’eau du robinet devient impropre à la consommation) et sans abris de fortune en chemin.
Comme dans son film précédent, La Nuée, le cinéaste utilise les ressorts d’un cinéma de genre mature, dénué de second degré, pour faire réagir le spectateur sur les questions environnementales. Acide est porté par une mise en scène efficace, qui nous happe dès les premières gouttes et nous tient en haleine jusqu’au dénouement. Heureusement, parce que sinon, cela laisserait le temps au spectateur de repérer les nombreuses incohérences scénaristiques que fait naître le sujet. D’un point de vue purement scientifique, ça pique un peu. Prenez la végétation, par exemple. Elle abonde dans le film puisque les héros traversent les forêts des Flandres. Or, désolé, mais si de l’acide sulfurique s’abattait vraiment comme cela sur nous, il rongerait tout, à commencer par la végétation. En tout cas, il est fort à parier que la végétation serait atteinte bien avant que les murs en béton et les carrosseries en inox ne commencent à s’effriter.
Les protagonistes devraient changer régulièrement de godasses, car un sol trempé d’acide, ça reste hautement corrosif et, à moins de porter des chaussures de sécurité spécifiques, les semelles risqueraient d’être complètement usées au bout de quelques kilomètres… Et se fabriquer des babouches en aluminium pour aller battre le pavé ne semble pas être l’idée du siècle non plus…
Idem pour les pneus des voitures, qui devraient être H.S. bien avant l’habitacle ou le moteur. Et idem pour les essuie-glace que Charlène de Carglass vous a posé gratis la dernière fois que vous aviez un impact dans le pare-brise. Ils devraient être complètement fumants au bout de cinq minutes… Le cinéaste filme aussi une rivière totalement acides, aux conséquences funestes. Euh… Pour faire baisser à ce point le pH de l’eau, il faudrait des pluies diluviennes et ce, pendant un bon moment. et un tel torrent acide aurait des répercussions bien plus graves que les averses décrites par le film…
Eh, on n’est pas nés de la dernière pluie! D’un point de vue scientifique, ce n’est pas crédible du tout… Pour autant, les véritables pluies acides constituent bien un problème écologique. Elles rongent les bâtiments sur le long terme, fragilisent des édifices. Surtout, elles ont des conséquences sur la flore et la faune de certaines zones, nuisant à la biodiversité. Donc, nous passerons sur toutes les incohérences du film pour nous focaliser sur la force du message et la puissance du récit.
Une qui n’est pas non plus née de la dernière pluie, c’est Jessica Hausner. Et son cinéma à elle n’est pas du genre à rechercher la cohérence scientifique. Il serait plutôt porté sur l’irrationnel, puisqu’elle compose le plus souvent des fables fantastiques (Hotel, Little Joe), des récits abordant la question de la foi religieuse (Lourdes) ou de la folie (Lovely Rita, Amour fou). En revanche, sa filmographie s’avère cohérente dans sa démarche, cherchant à provoquer le spectateur, l’inciter à se poser des questions sur la société qui l’entoure et sur des choses plus intimes, plus métaphysiques. Son nouveau long-métrage, Club zero, va sûrement atteindre sa cible une fois de plus, en dérangeant les uns et en fascinant les autres.
Elle y raconte l’arrivée d’un professeur d’un nouveau genre dans un lycée privée accueillant exclusivement des enfants issus de milieux aisés. Miss Novak (Mia Wasikowska) est professeure de “conscious nutrition”. En gros, elle apprend aux élèves à manger mieux et moins. Son cours attire une dizaine de gamins, motivés par l’engagement écologique – manger peu pour préserver les ressources de la planète – la santé – éviter la malbouffe qui génère pathologies chroniques et cancers, et garder une ligne parfaite – ou encore par la perspective de bonnes notes faciles à obtenir. La professeure impose vite sa méthode, basée sur la concentration – en étant focalisé sur ce que l’on mange, on savoure davantage – l’idée de prendre son temps pour couper l’aliment, le mastiquer et la méditation pour résister à la tentation de craquer en cas de petit creux. Après un bref temps d’adaptation, le groupe parvient à appliquer ce nouveau régime et en voir les bénéfices.
Au début, les parents sont ravis de voir leurs rejetons se préoccuper un peu mieux de leur alimentation, mais quand le régime devient plus radical que le régime Dukan et que les adolescents se mettent à ne plus toucher à leurs assiettes, ils se demandent si leur gourou, Miss Novak, n’aurait pas un pète au casque, finalement. “Un impact? On vous change votre pare-brise en 30 minutes”. Oui, merci Charlène…
Le scénario est assez minimaliste, composé de saynètes successives dans lesquelles Jessica Hausner dénonce aussi bien les dérives de la malbouffe que les excès inverses, ceux des adeptes du “less is more”, des végans intégristes, des ayatollahs du jus détox. Mais elle s’intéresse aussi, à travers le microcosme qu’elle dépeint, une classe aisée et élitiste, à l’opposition entre une société matérialiste, axée sur l’avoir, et une jeunesse en quête de davantage de spiritualité, axée sur l’être.
Ses personnages essaient de trouver leur place dans ce monde, en tant que leaders ou suiveurs. Chacun essaie à la fois de faire jouer sa différence, son côté unique, et en même temps se socialiser. La cinéaste s’intéresse à l’idée de différence au sein de la norme et vice-versa. Si le groupe d’étudiants de Novak ressemble fortement à une secte, il n’est qu’un sous-groupe dans un ensemble plus vaste, mais tout aussi formaté, et le visuel restitue bien ce côté uniforme, monocorde, bien rangé : élèves en uniformes, murs en briques monochromes, bien alignées, intérieurs bourgeois symétriques, avec quelques touches d’excentricité maîtrisée… Formellement, Hausner a atteint une forme de maturité et son Club zero est un objet artistique fort séduisant et très personnel. Sous la direction d’un autre cinéaste, avec d’autres choix artistiques, cette intrigue aurait pu se muer en un drame sordide, un thriller angoissant ou un film à thèse. Ici, la cinéaste laisse un peu de marge au spectateur, tout en proposant une œuvre atypique, souvent drôle et dérangeante, parfois les deux en même temps, et plus complexe qu’elle ne paraît d’un prime abord.
Ruban Ostlund propose généralement des œuvres assez similaires et pourrait être sensible à ce style percutant. Sera-ce suffisant pour lui attribuer la Palme? Les personnages doivent-ils se mettre en grève de la faim pour être au palmarès ?
Autre postulant à la Palme d’Or, le finlandais Aki Kaurismäki revient à Cannes avec une jolie comédie romantique, Les Feuilles mortes, qui voit la rencontre entre Ansa (lumineuse Alma Pöysti) une caissière de supermarché timide et solitaire et Holappa (Jussi Vatanen), ouvrier un peu trop porté sur la boisson, ce qui lui vaut de ne jamais garder un job très longtemps. Ces deux-là sont attirés l’un par l’autre, mais le destin semble vouloir tout faire pour les séparer. Dès qu’ils se trouvent, ils se perdent illico. Pourtant, ils s’accrochent à l’idée d’être heureux ensemble, car leur amour est la seule réponse possible à la morosité ambiante, aux nouvelles déprimantes en provenance d’Ukraine, aux problèmes sociaux qui continuent de frapper les plus humbles.
On sait en un coup d’oeil que l’on est bien dans un film d’Aki Kaurismäki. Le décor est celui des bas-fonds : bars miteux, appartements minuscules et dortoirs ouvriers. Les couleurs dominantes sont grisâtres ou exhalent une forme de blues. Mais il y a toujours un élément qui vient rompre cette monotonie, une touche de lumière, de couleur vive qui vient donner une impression de chaleur, de douceur. Le cinéaste sait, mieux que quiconque, faire resplendir la beauté au milieu de la grisaille et retrouve souvent les tonalités douces-amères de son chef-d’oeuvre, Au loin s’en vont les nuages pour faire de ces Feuilles mortes une oeuvre pleine de vie et d’espoir. 1h22 de douceur qui pourraient lui valoir, enfin, la récompense suprême. La météo reste au beau fixe.
Victor Erice n’est pas non plus né de la dernière averse. Le cinéaste espagnol a signé son coup d’essai et coup de maître avec L’esprit de la ruche, il y a cinquante ans, en 1973. Mais il doit évoluer dans un ciel cinématographique sans nuages, puisqu’il tourne peu, très peu. Dans l’intervalle, il n’a tourné que deux longs-métrages, et le dernier remonte à plus de trente ans. Autant dire que son nouveau long-métrage était très attendu, lors de sa projection dans la sections Cannes Premières. Le cinéaste était malheureusement absent, mais son équipe était là pour le représenter dignement, notamment ses acteurs principaux : Manolo Solo, José Coronado et Ana Torrent. Quel bonheur de retrouver celle qui avait débuté sa carrière dans L’esprit de la ruche, avant d’incarner la jeune Ana dans le chef d’oeuvre de Carlos Saura, Cria Cuervos!
Cerrar los ojos débute par une longue scène d’introduction. Après la seconde guerre mondiale, un riche espagnol exilé en France demande à un détective privé de retrouver sa fille unique, qu’il a été contraint de laisser derrière lui en quittant la Chine, plusieurs années auparavant. Mourant, il aimerait retrouver la jeune femme avant de quitter ce bas monde. Pour l’aider à la retrouver, il confie au détective une photo de la jeune femme. Quand le détective passe le pas de la porte, on se dit que commence une quête palpitante, digne d’un vieux polar des années 1950. Mais ce n’est qu’un leurre. La séquence appartient à un film inachevé car, juste après le tournage de cette scène, l’acteur jouant le détective, Julio Arenas (José Coronado) s’était mystérieusement volatilisé. Il n’a plus jamais donné signe de vie depuis, laissant en plein désarroi son ami, le réalisateur Miguel Garay (Manolo Solo) et sa fille Ana (Ana Torrent). Plusieurs années plus tard, une émission télévisée décide de s’intéresser à l’affaire. Miguel accepte la demande d’interview des journalistes, mais essentiellement pour payer les factures car, depuis ce film avorté, sa carrière a été coupée dans son élan. Il replonge avec réticence dans ses vieux souvenirs, participe à l’émission et reprend le cours tranquille de sa vie. Mais, peu après la diffusion de l’émission, les journalistes reçoivent un appel laissant à penser que Julio est encore en vie. Miguel, bientôt rejoint par Ana, se rend sur place pour vérifier qu’il s’agit bien de son ami et comprendre pourquoi il a disparu ainsi, plusieurs années auparavant.
Dès lors, le récit finit par ressembler à cette enquête initiale, mais avec les rôles chamboulés. Ici, c’est une fille qui cherche à retrouver son père, un ami qui veut retrouver un peu de son passé. Et la clé viendra, comme souvent, du cinéma, des émotions qu’il fait naître chez un spectateur, des éléments qu’il fait résonner en lui, en sa propre existence.
Le final est magnifique, même si le chemin pour y parvenir est un peu long. Cerrar los ojos? No, gracias. Mantengo los ojos bien abiertos!
On garde les yeux bien ouverts!
Enfin, pas trop, hein, parce que ce soleil dans nos yeux rougis par le manque de sommeil et l’enchaînement des séances, ça ne le fait pas trop… Ah, ces festivaliers, jamais contents…
A demain pour la suite de ces chroniques cannoises.
Crédits photos : Photo © Jack Garofalo/Paris Match/Scoop – Création graphique © Hartland Villa – Visuels fournis par le service presse du Festival de Cannes