Et puis, ne pourrait-on pas dépoussiérer un peu ce cérémonial immuable qui implique que la maîtresse de cérémonie appelle le remettant, qui vient sur scène, balance une ou deux banalités – le “J’adore Cannes” d’Orlando Bloom devrait rester dans les annales comme un grand moment de minimalisme – et repasse la parole à la maîtresse de cérémonie qui, cruchement, demande au président du jury qui va remettre le prix. Celui-ci, s’il ne s’emmêle dans ses fiches, désigne qui va annoncer le lauréat… Que de chichis pour remettre un prix. C’est pénible à regarder et cela allonge inutilement la cérémonie.
Pour la remise du Grand Prix, les organisateurs ont ajouté un maillon à la chaîne : Chiara Mastroianni a appelé Quentin Tarantino, qui a appelé Roger Corman. Surprise! Et voilà que le remettant se retrouve en vedette, recevant une standing ovation du public… Quelle drôle d’idée! Si le but était de lui rendre hommage, pourquoi ne pas avoir prévu une séance de Cannes Classics supplémentaire? Là, il a un peu volé la vedette à Jonathan Glazer, lauréat du prix et un peu déçu de ne pas avoir obtenu mieux au vu de l’accueil public de son The Zone of interest.
On remerciera donc tous ceux qui réussi à dynamiser la cérémonie, volontairement ou non.
Anaïs Demoustier a amusé avec son lapsus. “Je vais annoncer la Palme d’Or.. pardon, la caméra d’or… J’ai fait une ‘Spike Lee’”. Le prix a finalement remis à Thien An Pham pour L’Arbre aux papillons d’or, présenté à la Quinzaine des cinéastes. Les réalisateurs vietnamiens ou d’origine vietnamienne étaient à l’honneur ce soir puisque Tran Anh Hung a lui aussi remporté le prix de la mise en scène.
John C. Reilly, dans la lignée de sa performance de la veille à la clôture de Un Certain Regard, a joué un sketch sympathique autour du thème du scénario avant de remettre le prix à Kore-Eda, représentant Yuji Sakamoto qui a écrit l’intrigue de Monster.
Et bien sûr Justine Triet, lauréate de la Palme d’Or, a profité de la tribune offerte pour bousculer le pouvoir en place dans notre pays, regrettant que le gouvernement soit resté sourd à des mois de manifestations populaires et à une opinion majoritairement opposée à la réforme des retraites, et fustigeant une politique ouvertement néo-libérale, orientée vers le profit et la rentabilité, qui menace à moyen terme le système de financement du cinéma français. On doute que ce discours puisse avoir un fort impact sur la politique gouvernementale, mais c’est assez rafraîchissant de voir des politiciens très satisfaits de leur action et toujours prompts à parader dans les soirées de gala se faire passer un savon par une artiste engagée.
Bon, pas sûr non plus que cela améliore l’image du festival auprès de certains trolls sur internet. Ceux-ci passent beaucoup de temps à commenter l’actualité d’un “entre-soi” du cinéma français qu’il ne peuvent plus voir en peinture, et qu’ils vont encore moins voir sur grand écran, peuplé de “bobos gauchistes”, de “féministes intégristes” et de “révolutionnaires de salon” qui financent leurs “bouses” “sur le dos du contribuable”. Mais qu’importe, car on est prêt à parier que ces imbéciles n’ont jamais vu un film projeté au Festival de Cannes et qu’ils sont prêtes à utiliser n’importe quel prétexte pour véhiculer leur haine et leurs opinions complotistes.
Cela dit, on peut quand même se poser la question du choix effectué par le jury. Attention, on ne hurle pas au complot, comme ces idiots. Comme exprimé dans la chronique d’hier, le choix des différents prix revient au jury, selon ses goûts et de grandes lignes directrices qui lui sont propres. Il n’est pas illogique de voir Anatomie d’une chute remporter la Palme d’Or et nous avons par ailleurs beaucoup aimé ce film. Mais il est vrai que depuis le début du festival, tout semble avoir été mis en oeuvre pour que le palmarès récompense davantage de femmes cinéastes. Il y avait plus de postulantes à la Palme d’Or en sélection officielle, un point noté, commenté, débattu. Il y avait aussi plus de réalisatrices dans certaines sections parallèles. Rien à redire à cela. Il y a de plus en plus de femmes cinéastes, notamment des jeunes femmes talentueuses, et cela se traduit aussi dans les sélections de films en festival. Mais il y avait aussi plus de débats autour de la place des femmes dans le cinéma mondial, plus de déclarations vindicatives par rapport à un passé patriarcal. Dans le jury, on trouvait Julia Ducournau, la précédente lauréate féminine de la Palme d’Or pour Titane… Nul doute que ce climat a favorisé, même de façon inconsciente, l’attribution de la palme d’or à Justine Triet. Et qu’il a influencé l’ensemble du palmarès, d’ailleurs. A la Semaine de la Critique, le jury a primé un film réalisé par une femme, Tiger stripes. A la Quinzaine des réalisateurs, c’est Creatura qui a remporté le prix principal et il est réalisé par une femme. La Palme d’or du court-métrage? Une femme, Flora Anna Buda pour 27. La Cinef’? Les deux premiers prix sont remis à des femmes. Le Grand Prix Un Certain Regard? How to have sex, de Mollie Manning Walker, une femme. Le prix de la mise en scène dans cette section? Une femme, Asmae El Moudir, qui remporte aussi l’Oeil d’or, ex-aequo avec Les filles d’Olfa, de Kaouther Ben Hania… Si après cela, on dit que le Festival de Cannes ne donne pas assez de place aux femmes…
Certes, cela n’a pas toujours été ainsi et il est normal que les choses commencent à se rééquilibrer un peu. Mais nous espérons que les prix ne sont pas et ne seront pas attribués en fonction du sexe, de la nationalité, de la race ou de la religion de celui ou celle qui les a réalisés. Par rapport à ce que nous avons pu voir parmi les films du cru 2023, il est permis d’en douter. La réaction de Jane Fonda, faussement étonnée au moment de l’annonce de la lauréate, après avoir livré un speech opportuniste sur la place des femmes au sein de la compétition 2023 et fait un peu de publicité au passage pour une marque de cosmétiques (après 20 h, sur le service public, parfait…), nous semble corroborer, hélas, l’idée d’un palmarès sous influence.
Après, on accepte le palmarès comme il est. Avec seulement sept prix possibles pour vingt-et-uns longs-métrages, cela fait forcément un peu d’heureux et beaucoup de déçus. Tant pis pour Moretti, Loach, Haynes ou Hausner. On se désole aussi que Aki Kaurismäki ou Wim Wenders, bien que figurant au palmarès, n’aient pu obtenir mieux que ces “prix de consolation”. Mais heureux pour Merve Dizdar, qui est remarquable dans la scène-clé des Herbes sèches, et pour Koji Yakusho, formidable dans Perfect days.
Donc voilà, pour conclure cette 76ème édition, un palmarès discutable (mais comme toujours), une cérémonie un peu brouillonne (un peu plus que d’habitude) mais un cru de très belle tenue, avec des oeuvres venues du monde entier, très différentes sur le fond ou la forme, et souvent porteuses de messages politiques forts.
C’est le cas du dernier film de Ken Loach, The Old Oak, que nous avons rattrapé juste avant l’annonce du palmarès. Le cinéaste britannique et son scénariste, Paul Laverty, n’ont rien perdu de leur acuité à analyser les problèmes du monde et à leur opposer la force du collectif. Leur nouveau récit se déroule dans une petite ville du nord de l’Angleterre, socialement sinistrée depuis que la dernière mine a fermé ses portes. La plupart des habitants ont quitté la ville pour essayer de trouver du travail ailleurs, et ceux qui restent ont désormais beaucoup de mal à vendre leur maison pour partir à leur tour, car la plupart des logements vacants partent aux enchères, pour une somme dérisoire.
C’est ainsi que des réfugiés syriens viennent s’installer en ville. Dès leur arrivée, un “comité d’accueil” leur fait comprendre qu’ils ne sont pas les bienvenus ici. Certains habitants locaux s’insurgent en effet de voir des étrangers profiter d’aides sociales, de logements, de fournitures et de nourriture gratuite alors qu’eux n’ont jamais rien reçu de la part des autorités britanniques. Pourquoi, par exemple, cette petite syrienne reçoit-elle un vélo alors que la plupart des gamins du coin n’en ont pas? La question mérite d’être posée, en effet, mais la réaction des personnes hostiles à l’accueil de migrants tient plus d’un comportement xénophobe et intolérant que d’une vraie prise de conscience sociale.
Dans sa scène introductive, le cinéaste filme l’arrivée d’un bus transportant plusieurs familles syriennes fuyant le conflit dans leur pays, en 2016. Parmi elles, la jeune Raya (Ebla Mari) prend des photos des lieux et des habitants de la ville avec l’appareil photo que son père lui a confié. Cela agace un zonard local, qui s’amuse un peu avec l’objet avant de le casser. Et évidemment, il n’a aucune intention de payer la réparation – il n’en a pas les moyens – ce qui met la jeune syrienne dans tous ses états. TJ (Dave Turner), le tenancier du pub “The Old Oak” décide de lui venir en aide. Il est de plus en plus agacé par le racisme dont font preuve certains habitants du coin, mais n’ose trop rien dire car certains font partie de ses habitués et lui permettent de maintenir l’établissement à flot. Cependant, il trouve une solution pour faire réparer l’appareil et sympathise avec la jeune femme.
Quand celle-ci propose de rouvrir l’arrière-salle, condamnée depuis des lustres, pour offrir des repas gratuits aux familles de réfugiés mais aussi aux enfants défavorisés du coin, TJ accepte, ce qui provoque la colère de ses clients.
A l’aide de ce “conflit de voisinage”particulier, Ken Loach et Paul Laverty montrent qu’il est plus facile de détester d’autres personnes plus vulnérables que soi et en faire des boucs émissaires à tous ses malheurs plutôt que de se mobiliser contre ceux qui en sont véritablement la cause. Et ils rappellent que la solidarité, l’entraide, la force du groupe sont des vertus qui permettent de faire bouger les choses, soit par la cohésion lors des manifestations et mouvements sociaux, soit en apportant du réconfort et de l’espoir dans les moments difficiles.
Certains ont trouvé le film un peu trop facile et naïf. Pas nous. On peut lui préférer certains chefs d’oeuvre du cinéaste britannique, bien sûr, mais ce nouveau long-métrage constitue l’un des films les plus émouvants de la compétition et il montre une voie à suivre pour combattre les instincts humains les plus détestables. Lui aussi aurait mérité une petite place au palmarès, mais on comprend que le jury ait laissé un peu de place à la jeunesse.
Ne manquait plus qu’un film de clôture pour boucler cette édition 2023 en beauté. Mais quel film trouver pour symboliser au mieux un festival ayant fait cohabiter des oeuvres très différentes – documentaire, animation, fiction, expérimental, aventures, drame, comédie, fantastique, horreur, science-fiction, western… –, un festival opposant des films à la froideur clinique, glaçante, à des oeuvres chaleureuses, qui entretiennent la flamme de notre humanité, le feu de nos colères face aux injustices, un festival où les films nous embrasent ou nous occasionnent des douches froides? Comment évoquer un festival marqué par quelques nuages, interrogeant sur le réchauffement climatique et ses conséquences sur le monde végétal, un festival s’interrogeant sur la notion d’héritage, de famille, et sur la nécessité de trouver sa place dans le monde, d’assumer sa personnalité, son indépendance tout en sachant vivre avec les autres?
Tout est dans le dernier film des studios Pixar, Elémentaire, qui nous plonge dans un univers composé d’être élémentaires qui ont du mal à vivre ensemble, notamment les êtres de feu et les êtres d’eau. Les premiers sont difficilement acceptés au coeur de la cité, car ils peuvent provoquer beaucoup trop de dégâts. C’est pourquoi les parents de Flam, une jeune femme au tempérament de feu, habitent en périphérie de la ville. Flam s’apprête à reprendre le flambeau de son père à la tête de la boutique familiale, un petit restaurant pour têtes brûlées, mais elle manque souvent de calme et de patience envers les clients et doit souvent exploser pour se calmer les nerfs.
Un jour, une de ses crises provoquent une fuite d’eau, et l’irruption de Flak, un “aquatique”, de surcroît inspecteur des locaux pour les autorités de la ville. D’abord agacée par cet inconnu qui lui goutte sur les mèches, Flam se laisse séduire par son flow et son humidité. Mais peuvent-ils tomber amoureux? Ne risquent-ils pas de se détruire l’un l’autre? Comment leurs familles vont-elles accepter une telle complicité?
Autant de questions auxquelles Flam et Flack doivent répondre pour pouvoir vivre leur histoire.
Si Elémentaire ne possède pas la perfection technique de certains des chefs d’oeuvre des studios, de Toy Story à Ratatouille, il séduit toutefois par la cohérence visuelle par son univers et la personnalité attachante de ses personnages principaux. Surtout, il réussit à faire passer l’émotion avec peu de choses et à proposer une histoire pouvant à la fois plaire aux plus petits, en leur proposant une belle variation autour de la xénophobie et du “vivre ensemble”, aux ados et aux adultes, avec un récit initiatique montrant qu’un enfant doit parfois savoir trouver sa propre voie, en quittant le nid familial, et que les parents doivent l’accepter. Evidemment, les plus grands pourront aussi comprendre plus facilement certains gags, certaines références, et s’enflammer pour ce joli film d’animation.
On espère aussi s’enflammer pour la 77ème édition du Festival de Cannes, dont les dates n’ont pas encore été annoncées, et que le cinéma, bien vivant, continuera à nous irriguer avec des émotions fortes.
Merci d’avoir suivi ces chroniques cannoises. Restez connectés pour lire les dernières critiques qui seront publiées au cours des jours suivants.
Et à l’année prochaine (peut-être) pour de nouvelles aventures sur la Croisette!
Crédits photos : Affiche festival : Photo © Jack Garofalo/Paris Match/Scoop – Création graphique © Hartland Villa – Visuels fournis par le service presse du Festival de Cannes