[Compétition Officielle]
De quoi ça parle?
Des déboires d’un professeur citadin envoyé, dans le cadre de son service civil, dans un petit village de montagne, perdu au coeur de l’Anatolie.
Au début du film, Samet (Deniz Celiloglu) parle bien de son envie de retourner à Istanbul dès qu’il en aura l’opportunité, mais c’est encore un vague projet. Il semble s’être bien adapté à la vie locale. Il est apprécié et respecté par ses élèves. Il a un colocataire, Kenan (Musab Ekici), avec qui il discute régulièrement et trouve au village plusieurs camarades avec qui il peut boire un verre. Un ami cherche lui organise même un rendez-vous avec une femme qui pourrait lui plaire. Elle s’appelle Nuray (Merve Dizdar) et, comme lui, est professeure et célibataire.
Un jour, le professeur est mis en cause par deux élèves dans une affaire de harcèlement, tout comme Kenan. Samet est sous le choc, et d’autant plus perdu qu’il ne voit pas ce qu’on lui reproche exactement.
Une fois la stupeur dissipée, Samet change du tout au tout. Soupçonnant Sevim, son élève préférée, d’avoir cherché à lui nuire, il devient odieux avec elle, en faisant son souffre-douleur. Il ne se montre guère plus tendre avec les autres élèves, qu’il abhorre, ou ses collègues. Il devient plus dur, plus acerbe et verbalise de plus en plus le mépris que lui inspirent cette petite ville de province et ses habitants.
Au-delà de cette histoire, Nuri Bilge Ceylan parle aussi de question politiques – l’engagement au service du collectif, la volonté de faire bouger les choses, de changer le monde – et les dangers du renoncement, du repli sur soi. Ce qui induit probablement, entre les lignes, un portrait féroce de la Turquie d’Erdogan, où bien des illusions politiques ont été brisées.
Pourquoi on adore ?
Sur le strict plan de la mise en scène, c’est probablement le travail le plus remarquable parmi les oeuvres présentées en compétition. Chaque plan est une merveille de composition visuelle, dans la lignée des films précédents du cinéaste, digne héritier de cinéastes comme Bergman ou Tarkovski. On reconnaît bien son style si singulier, avec ses cadrages ultra-précis, ses longs plans fixes éclairés à la perfection, autant d’éléments qui l’ont fait connaître et qui lui ont valu une ribambelle de prix lors des festivals précédents, de Uzak à Il était une fois en Anatolie, en passant par Winter sleep, Palme d’Or en 2014.
C’est aussi un film qui prend son temps (3h17), avec des scènes assez longues qui devraient user la patience de certains spectateurs.
On assiste à plusieurs longues scènes introductives destinée à dresser un portrait plutôt agréable du personnage principal, Samet. L’homme est apprécié de tous, sauf peut-être de certains élèves qui lui reprochent de favoriser Sevim. A juste titre, car Samet a tendance à se montrer plus prévenant avec la jeune fille qu’avec les autres. Il lui a même fait des cadeaux, au mépris du règlement de l’établissement et on ne peut s’empêcher de penser que cette relation est au mieux, peu éthique et au pire totalement inconvenante.
Le récit bascule une première fois quand une inspection surprise des casiers d’élèves embarrasse Sevim. On y trouve l’un des objets donnés en cadeau par Samet, un miroir de poche, ainsi qu’une lettre d’amour écrite par la jeune fille. Le professeur se débrouille pour récupérer les objets mais, au moment de les rendre à Sevim, il prétend ne plus détenir la missive de son élève, qu’il a pourtant glissée dans sa poche. La gamine ne le croit pas et le défie du regard avant de partir.
Plus tard, quand des élèves portent plainte pour harcèlement contre le professeur, on pense évidemment à une vengeance liée à cet incident. On pense alors que le film va s’intéresser aux questions morales associées cette affaire.
Mais le récit part sur tout autre chose. L’affaire de harcèlement sert plutôt de catalyseur au changement d’attitude de Samet. Et c’est là que la longueur des scènes prend tout son sens. Il faut bien cette durée pour montrer l’évolution du personnage principal, qui, au fur et à mesure, nous apparaît de plus en plus comme un homme égoïste, menteur, ingrat, jaloux et indigne de confiance. Et plus il se sent piégé dans ce “trou perdu”, plus il devient aigri et froid, franchement antipathique.
On ne sait pas si une profonde métamorphose s’opère sous nos yeux à cause de l’incident vécu à l’école ou si c’est juste son vernis d’homme affable, bienveillant, généreux et ouvert d’esprit qui se craquèle à mesure que le récit avance. C’est probablement un peu des deux. Il est clair que Samet change quand il est accusé de harcèlement, sans doute vexé d’avoir été trahi par des personnes qu’il appréciait, et probablement parce que l’incident risque de remettre en question sa demande de mutation, ce qui l’obligerait à rester dans cet endroit qu’il ne peut plus supporter. Mais il avait déjà, dès le début du récit, un fond de condescendance et une nature manipulatrice, qu’il s’efforçait de contenir. Au bout d’un moment, il ne fait plus l’effort et ce qui était dissimulé devient visible, comme si la noirceur apparaissait une fois que la neige a fondu, pour faire écho au premier plan du film, où le personnage, habillé de sombre, semble perdu dans un paysage immaculé.
Quoi qu’il en soit, le contraste est saisissant entre les deux comportements, les deux façons d’être, et c’est cela qui intéresse Nuri Bilge Ceylan. L’être humain n’est jamais totalement tout noir ou tout blanc. Il a des côtés positifs et négatifs et il peut évoluer au cours du temps, dans un sens ou un autre, et ce, plusieurs fois dans une vie. Samet n’est ni un saint, ni un salaud. C’est un type imparfait, compliqué, qui ne sait pas vraiment ce qu’il veut et qui ne fait plus attention au monde qui l’entoure.
La seule qui l’intéresse encore, qui l’obsède même, c’est Nuray, qu’il aimerait séduire et convaincre de partir avec lui. Pourtant, quand il l’a rencontrée la première fois, il n’a pas cherché à lui plaire. Il lui a même présenté Kenan, en affirmant à ce dernier qu’il lui laissait le champ libre pour flirter avec la jeune femme. Mais, en voyant son colocataire fréquenter Nuray, Samet devient jaloux. Il s’arrange pour écarter son rival et organiser un dîner en tête-à-tête avec Nuray.
Et cela donne un nouveau point de bascule du récit, qui constitue probablement la scène-clé du film. Ce dîner, filmé en de longs plans fixes, tourne à la joute verbale entre les personnages. Nuray, qui a compris la manoeuvre de Samet, le pousse dans ses retranchements. Elle le malmène avec des questions très personnelles, cherchant à comprendre sa philosophie de vie. Elle veut qu’il se dévoile totalement, qu’il abandonne les masques dont il se pare pour la séduire. Samet est bousculé et mis face à ses contradictions. La jeune femme l’oblige à révéler son égocentrisme, sa misanthropie, sa haine de la société de province. De façon assez éblouissante, le dialogue vire à l’affrontement idéologique, philosophique et politique, où s’opposent l’individualisme et le sens du collectif, l’engagement citoyen et l’inaction.
La joute verbale est tellement intense qu’elle dépasse du cadre du film, littéralement. Le comédien principal, Deniz Celiloglu, semble tellement secoué qu’il a besoin d’une pause. Alors que le cinéaste privilégiait les plans fixes jusqu’alors, sa caméra se met en mouvement. Un plan séquence filme l’acteur passer de l’autre côté du décor, longer l’équipe technique, pour aller boire un verre d’eau, reprenant son souffle au passage avant de reprendre le jeu. Son personnage, et nous avec lui, est poussé s’interroger sur sa personnalité, sur le monde qui l’entoure et ses possibilités d’action pour créer un monde meilleur ou du moins, entretenir l’espoir, l’utopie d’un monde meilleur.
La fin du film laisse entrevoir une possible rédemption. Du moins une modification du regard de Samet sur les gens qui l’entourent, sur ces lieux qu’il considéraient comme hostiles – de fait, ils le sont un peu puisque le climat alterne un hiver interminable, froid et humide, et un été brûlant et sec, qui ne laisse que peu de place à l’épanouissement personnel. La scène ultime, lumineuse et touchante, achève de nous convaincre que l’on vient d’assister à un grand film, l’un des meilleurs de la carrière du cinéaste turc, pourtant riche en oeuvres magistrales.
En tout cas, pour nous, Les Herbes sèches doit d’ores et déjà être considéré comme l’une des oeuvres majeures du cru cannois 2023.
Contrepoints critiques :
”On pense à la puissance tellurique des grands russes devant ce portrait mélancolique. Au théâtre de Tchekhov et au cinéma de Bergman, d’autant que Ceylan met en scène des dialogues acides, tout en jouant sur une gamme infinie de champs-contrechamps”
(Gael Golhen – Première)
”Nuri Bilge Ceylan se perd dans les Herbes sèches (…) Ce neuvième long-métrage, qui suit le quotidien d’un enseignant passablement antipathique – comme souvent dans les films du réalisateur –, déroute par son côté bavard et son discours prétentieux sur l’utopie, l’engagement politique, le bien, le mal, et on en passe.”
(Clarisse Fabre – Le Monde)
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