De quoi ça parle ?
Du deuxième procès de Pierre Goldman, en mai 1976.
Petit rappels des faits :
L’homme est une des figures des mouvements d’extrême-gauche français, qui a participé à des mouvements étudiants et est parti en Amérique du Sud au milieu des années 1960 pour participer aux mouvements de guérillas révolutionnaires.
Revenu en France à l’automne 1969, il tombe dans le banditisme et participe à plusieurs attaques à main armée – une pharmacie du 13ème arrondissement de Paris, un magasin de haute-couture dans le 8ème et le payeur de la caisse des allocations familiales, dans le 18ème -, qu’il reconnaîtra lors de son arrestation. En revanche, il nie avoir participé à un autre fait divers que l’accusation cherche à lui imputer : le braquage de la pharmacie Delaunay, boulevard Richard-Lenoir, dans le 11ème arrondissement, en décembre 1969. Cette attaque à main armée s’est soldée par deux morts – les deux pharmaciennes, Simone Delaunay et Jeanne Aubert – et deux blessés graves, un client et un agent de la paix en civil, qui a tenté d’interpeller le braqueur. Aucune preuve de sa présence sur les lieux n’a pu être établie, mais lors de l’enquête de police, plusieurs témoignages le désignent comme étant l’auteur du crime.
Il est condamné à la détention à la perpétuité en décembre 1974. Mais, suite à un vice de procédure, le jugement est cassé et un second procès est organisé, en 1976.
Côté accusation, l’avocat général (Aurélien Chaussade) est épaulé par Maître Garaud (Nicolas Briançon). Côté défense, Pierre Goldman (Arieh Worthalter) est défendu par Maître Chouraqui (Jérémy Lewin), Maître Bartoli (Christian Mazucchini) et Maître Georges Kiejman (Arthur Harari)
Pourquoi on vous condamne à une peine d’emprisonnement de 2h dans un cinéma?
Le premier avantage du nouveau long-métrage de Cédric Kahn est de plonger le spectateur dans la peau d’un juré de cour d’assises, le temps d’une projection. La caméra, neutre et impartiale, filme le procès au coeur de la salle d’audience. Elle enregistre de façon brute la présentation des faits, les auditions de témoins, les plaidoiries. Elle capte aussi toute l’agitation qui entoure ce procès très médiatique : les effets de manche des avocats, leurs joutes verbales ponctuées de piques assassines, les interventions provocatrices de l’accusé, les réactions d’un auditoire partagé entre les soutiens du prévenu et ceux qui le haïssent.
A chacun de se forger sa propre opinion sur la culpabilité de l’accusé, en essayant de se baser uniquement sur les faits et en faisant abstraction de tout le reste, tout ce qui pourrait orienter le jugement. Ici, c’est un exercice rendu particulièrement ardu par la personnalité de l’accusé. Pierre Goldman est un homme intelligent, charismatique et beau parleur. Mais il est aussi incontrôlable. Alors que ses avocats souhaitaient qu’il reste en retrait et les laissent mener à bien leur stratégie de défense basée uniquement sur l’analyse des faits, il ne peut s’empêcher de cracher sur l’institution judiciaire et d’affirmer qu’il est victime d’un complot ourdi par une police raciste, antisémite et ouvertement fasciste. Il dégoupille à chaque provocation de l’accusation et multiplie les mots d’esprit qui renforcent son capital sympathie auprès de ses soutiens, militants d’extrême-gauche ou intellectuels persuadés de son innocence, comme Simone Signoret, Yves Montand ou Simone de Beauvoir, mais le rendent un peu plus détestable aux yeux de ses détracteurs.
Ce dispositif cinématographique n’est pas vraiment novateur. Depuis longtemps, le film de procès est un genre à part entière qui permet de donner, quand la mise en scène est à la hauteur, de superbes thrillers ou des drames mémorables. Parmi les classiques, on peut citer 12 homme en colère de Sidney Lumet, Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger, En cas de malheur de Claude Autant-Lara ou Le Mystère Von Bülow de Barbet Schröder. Mais on note, ces dernières années, une résurgence de ce type de film, avec une volonté de neutralité absolue, pour permettre au spectateur de se forger son propre avis. L’an dernier Alice Diop tournait un film tiré d’un fait divers réel, dont l’action est quasiment intégralement circonscrite à la salle d’audience (Saint Omer). En 2019, Gonzalo Tobal nous entrainait dans le procès d’une jeune femme accusée d’avoir tué une de ses camarades de classe (Acusada, en compétition à la Mostra de Venise). Et cette année, à Cannes, la Palme d’Or est aussi un film de procès invitant le spectateur à se forger sa propre opinion de l’affaire (Anatomie d’une chute).
L’intérêt est de faire comprendre au spectateur comment fonctionne la justice, sur quelles bases elle peut être rendue, en se concentrant essentiellement sur des faits et non des suppositions, même si c’est le jeu des avocats de forger des hypothèses et de les défendre. Il rappelle que dans un système judiciaire démocratique et libre, toute personne est présumée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été démontrée et que si un doute subsiste, celui-ci doit profiter à l’accusé.
A une époque où les tribunaux médiatiques ont tôt fait de condamner une personne bien avant que le verdict judiciaire ne soit rendu, temps d’instruction oblige, il est toujours bon de rappeler que les faits sont parfois plus complexes qu’ils n’y paraissent et qu’un procès doit permettre de dégager, à défaut d’une vérité absolue, une vérité judiciaire qui est la seule valide.
Le second avantage du Procès Goldman, c’est de faire résonner cette affaire vieille de plus de cinquante ans avec notre société actuelle, car si le contexte n’est plus le même, certains éléments du procès font écho avec des problématiques très contemporaines. Goldman accuse la police, en tant qu’institution, d’être ouvertement raciste, antisémite et fasciste (1). Des propos radicaux, qui rappellent ceux, plus récents de certains dirigeants politiques cherchant à dénoncer les méthodes policières et certaines bavures. En même temps, au-delà du racisme policier, il y a la xénophobie qui frappe une bonne partie du peuple français, du moins c’est ce que laisse présumer l’échantillon représentatif qui se succède à la barre. Les témoins qui se succèdent à la barre ont tous, d’une manière ou d’une autre, des préjugés quant à l’origine du criminel. Le policier agressé se souvient d’un homme “mulâtre” ou d’un “métèque”. Un autre témoin parle d’un type “basané”. Un troisième d’individu de type “méditerranéen”. Tous ont désigné Pierre Goldman comme étant le criminel, alors qu’il ne correspond pas, physiquement, à ces descriptifs par ailleurs fortement péjoratifs, qui dénotent d’un certain état d’esprit. Malheureusement, on en est encore là aujourd’hui, cinquante ans après, comme en témoignent les scores élevés des partis d’extrême droite aux dernières élections nationale, et la résurgence de mouvements néo-nazis et fascistes qui ont paradé librement dans Paris, avec l’assentiment des forces de l’ordre (2), alors qu’au même moment, des casserolades étaient interdites dans plusieurs lieux publics…
Le contexte du film montre une société profondément divisée, avec d’un côté une France très ancrée à droite, conservatrice et réactionnaire et encore plus depuis l’agitation de mai 1968 et la fin de l’ère De Gaulle, et de l’autre une France penchant à gauche pour réclamer du changement. Et dans chaque clan, on trouve des divisions internes, des schismes idéologiques. C’est particulièrement vrai à l’aile gauche, où Goldman incarne une action radicale et révolutionnaire, en rupture avec plusieurs de ses camarades, plus modérés. Avant cela, l’homme a fréquenté de futures figures de la gauche française, comme Alain Krivine, Roland Castro, Serge July ou Bernard Kouchner, dont on sait, aujourd’hui, qu’ils ont emprunté des chemins politiques bien différents, de l’extrême gauche révolutionnaire à la social-démocratie. Ces divergences idéologiques persistent encore aujourd’hui, entre une alliance fragile, la NUPES, et d’anciens socialistes essayant de se créer un espace entre cet agrégat de partis et la politique centriste d’Emmanuel Macron.
Au moment du second procès Goldman, la France est en train de basculer politiquement. Après mai 1968, les partis de gauche n’ont pas réussi à tirer profit des mouvements de révolte populaire. George Pompidou, puis Valery Giscard d’Estaing ont été élus à la Présidence de la République. Mais en 1981, François Mitterrand prendra le pouvoir à l’aide d’une coalition de gauche. Aujourd’hui, la situation est assez similaire. Emmanuel Macron a été réélu difficilement pour un second mandat, mais se heurte à une forte colère populaire et gouverne à coups d’article 49.3 de la Constitution. Il y a une ambiance de “fin de règne” qui aiguise les appétits à droite comme à gauche, et encore plus à l’extrême droite et l’extrême gauche, puisque le pays est fracturé comme rarement et que la plupart des citoyens ne croit plus à l’action politique.
Là encore, le film de Cédric Kahn ne prend aucune position. Il dresse juste un constat factuel et invite le spectateur à se forger ses propres opinions, ses propres convictions, en prenant le temps d’écouter les arguments des uns et des autres, d’analyser, de soupeser, pour arriver à la conclusion la plus acceptable possible.
Enfin, Le Procès Goldman dresse le portrait d’un homme extrêmement complexe, au-delà du cas judiciaire. Pierre Goldman est un personnage à la fois charismatique et profondément antipathique, pouvant de montrer sûr de lui ou, au contraire, totalement perdu et abattu, parfois combatif et hargneux, prêt à en découdre, ou se laissant entraîner dans une logique autodestructrice. L’homme est pétri de contradictions. Il dit avoir peur de la prison mais y trouver une forme de sérénité qui lui convient. Il est affilié à un groupe politique qui voit dans la religion “l’opium du peuple” mais revendique haut et fort sa judaïcité. Il se voit comme un révolutionnaire, mais, à son retour en France, passe son temps à dépenser son argent sans compter, à flamber et vivre dans l’oisiveté, ce qui l’a poussé, au bout d’un moment à tomber dans le banditisme pour renflouer les caisses.
Il cultive l’art du paradoxe et celui du conflit. La première scène est emblématique du personnage, alors même qu’il n’apparaît pas à l’écran. Maître Kiejman apprend de son jeune confrère Maître Chouraqui, que Goldman aurait décidé de se passer de ses services lors du procès. Il a écrit au jeune avocat qu’il préférait assurer sa défense lui-même plutôt que de la confier à un “Juif de salon” en qui il n’a aucune confiance. Kiejman encaisse le coup et fulmine. Il s’apprête à renoncer quand son confrère lui annonce que Goldman a écrit une seconde lettre, où il lui demande de ne surtout pas tenir compte de son courrier précédent.
Ce personnage fascinant est pain bénit pour l’acteur Arieh Worthalter, qui peut travailler sur toutes les nuances du personnage, “entre gris clair et gris foncé”, comme l’aurait dit un autre Goldman (3). Il est absolument bluffant dans la peau de cet animal pris au piège, se débattant pour s’en sortir mais de manière anarchique, chaotique, au grand dam de ses avocats.
A ses côtés, Arthur Harari se montre très convaincant dans la peau de Georges Kiejman, bien plus mesuré que son client, mais extrêmement pugnace pour discréditer les témoins de la partie adverse et déjouer les tentatives de provocations de son homologue de l’accusation. Sa performance est d’autant plus louable qu’il est généralement plus à l’aise derrière la caméra, où il a signé quelques films remarquables (Diamant noir, Onoda, 10000 nuits dans la jungle).
Il n’est pas le seul confrère à qui Cédric Kahn a confié un rôle, puisque la trop rare Laetitia Masson incarne une psychologue, François Favrat joue un commissaire de police et que, parmi ses acteurs, certains ont aussi une expérience de metteur en scène (Stéphan Guérin-Tillié, Christian Mazucchini). Pour un film et un procès où tout est question de mise en scène, de spectacle, c’est plutôt bien trouvé…
Bref, sur la base de ces faits, on vous condamne à aller voir ce film passionnant qui montre toute la complexité du travail judiciaire, ses limites et la nécessité de règles strictes pour assurer le fonctionnement d’un état de droit.
Bonne pioche, en tout cas, pour la Quinzaine des Cinéastes, dont Le Procès Goldman a fait l’ouverture.
(1) : Même si le discours de Pierre Goldman peut sembler outrancier durant le procès, entre paranoïa et théorie complotiste, les circonstances de sa mort, en 1979, donnent du crédit à sa thèse. Il a en effet été abattu par un commando se s’autoproclamant “Honneur de la police”.
(2) : Le 6 mai 2023, des membres de l’ultradroite et du GUD (Groupe Union défense), un mouvement d’extrême droite, ont défilé dans les rues de Paris, cagoulés et portant des drapeaux arborant une croix celtique, symbole utilisé par les néonazis, néofascistes et de nombreux groupuscules antisémites. La préfecture de police a autorisé la manifestation alors que quelques jours plus tôt, elle a interdit certains défilés syndicaux et des casserolades contre la politique gouvernementale.
(3) : Le chanteur Jean-Jacques Goldman est le demi-frère de Pierre Goldman. Il n’était pas encore célèbre au moment du procès.
Contrepoints critiques
“Trop théâtral, et parfois à la limite du cabotinage, le métrage se révèle nettement plus habile dans le verbe que dans l’utilisation de toutes les possibilités offertes par le medium cinématographique.”
(Christophe Brangé – Abus de ciné)
”Un film majeur”
(Olivier De Bruyn – Les échos)
”Le Procès Goldman est captivant, passionnant, à plus d’un titre. Comme lecture de cette période bouillonnante, des débats agitant le militantisme d’alors, de ses espoirs, dérives et trahisons. Et comme chambre d’écho saisissante du présent, sur les méfaits de la police, le racisme, l’antisémitisme, la société du spectacle.”
(Jacques Morice – Télérama)
Crédits photos : copyright Moonshaker – images fournies par la Quinzaine des Cinéastes