De quoi ça parle?
D’Olfa Hamrouni, une femme tunisienne qui s’est fait connaître en avril 2016, en fustigeant publiquement l’attitude passive des autorités tunisiennes qui n’ont rien fait pour empêcher ses deux filles aînées, Rahma and Ghofrane Chikhaoui, de partir en Libye combattre aux côtés de l’Etat Islamique, malgré le signalement de leur radicalisation et les demandes d’aides répétées de leur famille pour les empêcher de quitter le territoire.
De ses filles, celles qui sont parties et celles qui sont restées, Eya et Tayssir, les deux benjamines.
De leurs liens et de leur histoire familiale.
Du Printemps Arabe et du vent de liberté qu’il a fait souffler, mais aussi de ses conséquences, pas toujours heureuses…
Pourquoi on pousse des youyous ?
Kaouther Ben Hania est une cinéaste intéressante, car elle possède une faculté rare, celle de ne jamais s’enfermer dans une case, dans un style particulier. Elle passe d’un film à l’autre, d’une histoire à l’autre, d’un genre à l’autre sans aucune hésitation, en cherchant toujours à innover sur le fond ou la forme, de façon à trouver l’écrin idéal pour développer ses thématiques.
Ici, Kaouther Ben Hania parle de personnes et de faits réels. Cela aurait pu la pousser à réaliser un simple documentaire, utilisant des images d’archives et les interviews des membres de la famille. C’est d’ailleurs une idée qui l’a effleurée, quand elle a pris connaissance de cette histoire. Mais à partir du moment où les deux filles aînées n’étaient pas disponibles pour témoigner, cela apportait un biais dans le récit. Il y avait le risque, pour les proches, d’enjoliver certains souvenirs ou d’en noircir d’autres, et d’édulcorer la vérité des rapports familiaux. La cinéaste craignait surtout qu’Olfa s’enferme dans un rôle, une image qui est celle que les média attendaient au moment de son pic de célébrité, en 2016, mais qui est bien loin de ce qu’elle est en vérité.
La cinéaste tunisienne a également pensé partir sur une fiction inspirée de cette histoire, mais il aurait été dommage de se passer des personnalités complexes et attachantes d’Olfa et ses filles pour les faire jouer par des comédiens. En revanche, cela lui a donné l’idée d’un dispositif hybride : Recruter une actrice connue, Hend Sabri pour jouer le rôle d’Olfa sur certaines scènes et deux jeunes actrices (Nour Karoui et Ichraq Matar) pour incarner ses filles aînées, Rahma et Ghofrane. Les deux benjamines, Eya et Tayssir, jouent leur propre rôle face caméra. Olfa, elle, intervient pour certains témoignages directs, mais est surtout une sorte de consultante pour l’actrice qui l’incarne. Elle doit expliquer à Hend Sabri comment les faits se sont déroulés, quel était son état d’esprit à ce moment-là, lui donner suffisamment de détails pour nourrir le rôle. Et ce faisant, elle se livre davantage. Elle est plus sincère, plus directe, que si elle devait se confier directement à Kaouther Ben Hania, dont la caméra baladeuse, bien évidemment, ne perd pas une miette de tous ces échanges. La cinéaste filme tout : la préparation des actrices, les répétitions, les coulisses du tournage, le “work in progress”, les discussions de l’équipe avec Olfa, avant et après le tournage, et des échanges de points de vue parfois très divergents sur les choses de la vie ou la politique.
C’est ce qui permet de bien saisir les enjeux de l’oeuvre, d’appréhender le contexte de cette histoire. Le fait d’avoir grandi en Tunisie, à ce moment-là, dans ce contexte familial-là a probablement favorisé la radicalisation de Rahma et Ghofrane. Rien n’indique, évidemment, que les deux jeunes femmes n’auraient pas pu tomber dans le piège de l’intégrisme religieux ailleurs, et on ne compte plus les cas d’adolescentes embrigadées par les recruteurs de Daech en occident, mais dans une Tunisie passée brutalement d’un régime despotique mais laïc à un pouvoir détenu par un parti conservateur islamiste, cela a agi comme un véritable détonateur.
L’éducation donnée par Olfa à ses enfants est également remise en question, car si la quinquagénaire aime profondément ses filles et les a protégées autant que possible, elle a aussi pu se montrer très dure avec elles, n’hésitant pas à faire entrer certains préceptes moraux par la violence, verbale et physique. En même temps, c’est comme cela qu’elle a elle-même été élevée par sa mère, qui n’hésitait jamais à la battre pour la rendre plus docile, plus conforme à l’image attendue d’une femme respectable, bonne mère et bonne épouse.
Pourtant, Olfa semblait plus émancipée que la moyenne, plus libre. Quand la cinéaste relate sa nuit de noces, on la voit résister à l’homme à qui on l’a unie de force, refuser le rapport sexuel pourtant nécessaire pour vérifier qu’elle était bien vierge et valider ainsi le mariage. Plus tard, elle fera sa propre révolution en quittant ce mari encombrant pour s’acoquiner avec un type guère plus sympathique, qu’elle finira par larguer aussi, pour son propre bien et celui de ses filles.
D’ailleurs, c’est une autre spécificité du dispositif, tous les personnages masculins du film sont joués par un seul et même acteur, Madj Mastoura. Une façon de montrer que dans cette cellule familiale, cette sororité, les hommes n’ont pas leur place ou plus leur place, après avoir abusé de leurs prérogatives.
Olfa semble donc être une femme moderne, libre et indépendante. Pourtant, à y regarder de plus près, elle a quand même dû accepter son mariage forcé et a fini par céder à son mari, puisque les quatre filles sont nées de leur ébats. Si elle a fini par divorcer, il lui a fallu plusieurs années pour prendre cette décision – et probablement le vent de changement lié au Printemps Arabe de 2010. Par ailleurs, cette image de femme insoumise vient de cette scène de nuit de noces reconstituée, mais celle-ci ne tient que sur le témoignage d’Olfa et les indications qu’elle donne à Hend Sabri. Rien ne dit que les choses se sont vraiment passées ainsi. Peut-être Olfa cherche-t-elle ainsi à réinventer sa vie, à en gommer les aspects les plus sordides…
En entremêlant documentaire et fiction, fantasme et réalité, Kaouther Ben Hania prend le risque de perdre le spectateur. Certains trouveront en effet le film trop fabriqué pour être honnête, trop manipulateur. Mais ce dispositif permet à la cinéaste de confronter Olfa et ses filles à leurs contradictions, aux non-dits. Cela libère finalement la parole et permet de retrouver l’authenticité attendue. Le spectateur est évidemment constamment poussé à s’interroger sur la notion de “vérité”. Qu’est-ce qui est vrai? Qu’est-ce qui est faux dans ce film? Y a-t-il d’ailleurs une seule “vérité” ou plusieurs qui coexistent, selon les points de vue, la mémoire, le ressenti ? Et se peut-il qu’un petit arrangement avec la vérité soit finalement une façon d’exposer celle-ci avec plus d’acuité? Toujours dans cette scène de nuit de noces, peut importe qu’Olfa ait agi en rebelle héroïque ou en victime soumise, ce que l’on retient, c’est le mariage forcé organisé par sa famille et l’intervention, dans la chambre nuptiale, d’une de ses proches, conseillant au mari d’user de la force pour obtenir son dû, le rapport sexuel oblitérant leur union. Cela en dit long sur ce qu’a eu à subir la jeune femme et les conséquences que cela a eu sur sa personnalité et son rapport aux autres.
Quand la cinéaste filme Eya et Tayssir répéter leur propre rôle avec les actrices, elle brouille encore les cartes. Sont-elles vraiment elles-mêmes ou incarnent-elles un personnage? Un peu les deux, en fait, comme Olfa. Et c’est bien là le véritable thème du film. Les femmes et les hommes, en Tunisie ou dans le monde Arabe, endossent constamment un rôle, de mère en fille, de père en fils. Toutes et tous reproduisent un schéma acquis par leur éducation, leur culture, leur religion, font “comme elles ou ils l’ont appris”. C’est le même engrenage qui se met en marche, encore et encore, servant un système dominé par le patriarcat et un pouvoir oppressant, qu’il soit politique ou religieux, un système aliénant pour les femmes.
Mais peut-être une génération parviendra-t-elle, dans la douleur, à modifier l’ordre établi. La cinéaste y croit en tout cas, et place toute sa confiance en Eya, Tayssir et les filles de leur âge. En tout cas, tant que les choses ne changeront pas, Kaouther Ben Hania sera là pour tenter d’éveiller les consciences, d’ouvrir les regards et inciter à une véritable révolution culturelle. C’est cette démarche qui irrigue toute sa filmographie, qui commence à avoir très fière allure.
Contrepoints critiques :
”Un chouïa divisé devant le dispositif docu-fictif déployé par Kaouther Ben Hania sur Les Filles d’Olfa : s’il parvient toujours à saisir l’émotion brute pour explorer le trauma familial, il surcharge aussi un peu la progression du récit en expédiant certains passages.”
(Julien Lada @JulienLada sur Twitter)
”Pas aimé la position de spectateur dans laquelle nous met Les Filles d’Olfa. Je ressens le dispositif, de ce qu’on en voit, opaque et assez malhonnête, tant avec ses protagonistes qu’avec nous. Pour autant, le final, académique, plus ouvertement documentaire, est beau.”
(Jean-Baptiste Morel @JB_Morel sur Twitter)
”Refaire les gestes et discuter des mots réveille les fantômes et la caméra – d’une précision de mise en scène impressionnante – capte cet exorcisme familial avec une beauté de cinéma hypnotique”
(Renan Cros – Cinemateaser)
Crédits photos : Copyright Tanit Films – Images fournies par le Festival de Cannes