De quoi ça parle?
D’un show télévisé racontant la genèse mouvementée d’une pièce de théâtre écrite par Conrad Earp (Edward Norton) avec l’aide d’un acteur local (Jason Schwartzman), d’un réalisateur tourmenté (Adrian Brody) et d’une école de théâtre dont les élèves sont recrutés pour incarner les personnages de la pièce.
D’une pièce de théâtre relatant quelques jours de la vie d’un groupe de personnages se croisant, de manière improbable, à Asteroïd City, une petite bourgade perdue au milieu du désert, quelque part entre le Nevada et le Nouveau Mexique, dans les années 1950.
Drôle d’endroit pour construire un village. Normalement, dans ce genre de paysage, on ne croise que des coyotes essayant vainement d’attraper des roadrunners (“Beep-Beep…”). Mais ici, il y a aussi un petit caillou venu de l’espace, qui a laissé un imposant cratère au moment de son arrivée sur Terre. Militaires et scientifiques ont construit une base et un observatoire astronomique à proximité, pour pouvoir étudier l’astéroïde et guetter d’autres phénomènes pouvant avoir leur importance pour la conquête spatiale.
La bourgade compte aussi, comme nous l’explique le narrateur, un motel, une station-service et une cabine téléphonique, pour les personnes de passage.
Mais dans ce récit, l’endroit enregistre une affluence anormalement élevée. Le temps d’un weekend, cinq enfants surdoués ont été invités par les scientifiques pour présenter leurs inventions. Evidemment, ils sont accompagnés par leurs familles. Parmi les gamins, on trouve le jeune Woodrow Steenbeck (Jake Ryan), venu avec son père Augie (Jason Schwartzman), un photographe de guerre, et ses trois soeurs cadettes. On trouve aussi Dinah (Grace Edwards), dont la mère est la célèbre actrice, Midge Campbell (Scarlett Johansson).
Alors que quelques champignons poussent au loin, en arrière-plan, preuve d’essais nucléaires en cours, cela fait aussi “Boum” dans le coeur de Woodrow et Dinah, attirés l’un par l’autre, tandis que Augie et Midge se découvrent aussi des atomes crochus. Les lieux étant relativement étroits, cela pousse inévitablement au rapprochement.
Pendant qu’ils font connaissance, les autres invités arrivent : les trois autres génies en herbe et leurs familles, le général Grif Gibson (Jeffrey Wright), le Docteur Hickenlooper (Tilda Swinton). La ville accueille aussi un groupe de jeunes élèves en voyage éducatif, mené par l’enseignante June (Maya Hawke) et un groupe de cowboys chantants, dirigé par Montana (Rupert Friend), plus le beau-père d’Augie (Tom Hanks), venu voir ses petits-enfants.
Ca fait du monde… Ne manquerait plus qu’un alien débarque pour ajouter à l’agitation ambiante…
Pourquoi le film brille au firmament du 7ème Art ?
Avec ce nouveau long-métrage, Wes Anderson est au sommet de son art. Le cinéaste américain continue d’affirmer son style singulier, tant au niveau du visuel – cadrages précis, images soigneusement étalonnées pour donner un cachet rétro, nostalgique du cinéma hollywoodien des années 1950 – que de de la construction narrative – ici, un récit gigogne composé d’une pièce de théâtre et la genèse de sa création.
D ’aucuns seront peut-être un peu perdus face à cette structure complexe, qui alterne des séquences fantaisistes, parfois sans lien réel les unes avec les autres, et passe parfois sans prévenir de l’intrigue A à l’intrigue B. D’ailleurs, les personnages aussi sont un peu paumés. Les acteurs de la pièce s’interrogent eux-mêmes sur le texte, qu’ils ne comprennent pas vraiment, mais continuent de jouer en attendant de trouver un sens à tout cela.
Avec un contenu aussi foisonnant, un tel nombre de personnages, il y a de quoi dérouler différentes pistes d’analyse et saisir les différentes thématiques abordées par le cinéaste.
L’une des pistes, assez évidente, est celle du rêve.
Elle justifierait totalement cette construction étrange, à la fois structurée et bordélique, son environnement esthétique assez irréel, les incursions de la fantaisie dans le récit, à l’aide de jolies séquences animées. Par ailleurs, beaucoup d’éléments tournent autour de l’idée de rêve, de sommeil : à un moment de bascule du récit, l’auteur anime un séminaire d’écriture reposant sur un état d’hypnose ou de somnambulisme; le metteur en scène (Adrian Brody), raconte une anecdote autour d’un sommeil profond l’ayant fait rater certaines répliques d’une pièce dans laquelle il jouait… Il y a aussi cette répliques-clé, également chantée par Jarvis Cocker dans le générique de fin : “You Can’t Wake Up If You Don’t Fall Asleep” (“Pour pouvoir se réveiller, il faut d’abord s’endormir”).
On peut donc très bien voir le film comme la rêverie de l’un ou l’autre des personnages ou encore un rêve collectif. Le film illustre bien une certaine idée du “Rêve Américain”, en tout cas des éléments emblématiques des Etats-Unis des années 1950/1960, chères à Wes Anderson. Il dépeint une nation militairement forte (menée par des leaders forts, prêts à tout pour défendre la patrie) et dotée d’une arme absolue (la bombe A, qui sème ses champignons un peu partout dans le désert). Une nation scientifiquement avancée, qui attire des savants de haut niveau et forme des génies. Une nation de pionniers, qui a su conquérir l’Ouest (symbolisé par les cowboys et les étendues désertiques) et part désormais à l’assaut de la Lune et de l’espace, quand elle n’admire pas les étoiles hollywoodiennes (la star incarnée par Scarlett Johansson), rouages essentiels de ce que l’on appelle, devinez… “l’industrie du rêve”. Cette Amérique-là fait rêver. Elle attire des milliers de migrants (même si parfois considérés comme des “aliens” indésirables), prêts à profiter eux aussi de cette fameuse “American Way of Life”.
Le film illustre aussi les valeurs de cette Amérique des années 1950 : la famille (par exemple celle d’Augie), l’éducation (le groupe en voyage scolaire), la religion (les enfants qui sont constamment en train d’adresser des prières absurdes), la propriété privée et la spéculation (les promoteurs qui tentent de vendre des lopins de terre à Asteroid City) et évidemment les armes, outil essentiel du bon citoyen (les fusils des militaires, les pistolets lasers inventés par les génies en herbe).
Une autre thématique claire est celle du deuil. Le personnage de Jason Schwartzman, Augie, semble avoir du mal à accepter le décès de son épouse, qui vient de pousser son dernier souffle après deux ans d’agonie. Et il a du mal à annoncer la nouvelle à ses enfants, qui ne comprennent pas pourquoi Maman ne fait pas le voyage avec eux. Le spectateur, lui, a cette information en tête et elle vient contrebalancer la tonalité générale du film, plutôt tournée vers la comédie.
Le dispositif scénaristique complexe permet de jouer avec ce thème de façon assez vertigineuse. Au début, dans le générique, il est précisé que Margot Robbie interprète “l’actrice”. Or dans la pièce, l’actrice, Midge, est jouée par Scarlett Johansson. C’est parce qu’il ne s’agit pas du même personnage. L’actrice en question est présente dans l’autre arc narratif, consacré à la création de la pièce. On apprend plus tard que l’auteur avait envisagé d’inclure une scène d’adieux entre Augie et son épouse, qui aurait été incarnée par une actrice (Margot Robbie, donc) mais il a finalement décidé de couper la scène et la participation de celle-ci se cantonne à un simple portrait photographique. A un moment, l’acteur qui incarne Augie (Jones Hall, incarné par Jason Schwartzman) sort du théâtre où se joue la pièce, à Broadway et croise l’actrice (Robbie), qui a finalement été engagée dans une pièce jouée dans le théâtre voisin. Pendant cette brève rencontre, ils jouent la scène supprimée. Leur échange rappelle ceux, dans la pièce, entre Augie et Midge, lorsqu’ils communiquent depuis leurs chambres de motel respectives. En quelque sorte, Augie voit son épouse défunte et sa potentielle nouvelle compagne se confondre, et on peut y voir, au choix, comme le signe d’une difficulté à accepter la perte de l’être aimé ou, au contraire, celui d’une résignation à cette perte et la possibilité d’un nouveau départ.
En tout cas, l’oeuvre comporte plusieurs éléments relatifs à la mort : Midge répète une pièce où il est question de suicide; le show est endeuillé par un tragique accident de voiture, curieux écho à la panne de voiture qui impose à la famille Steenbeck l’arrêt à Asteroïd City; les cendres de la femme d’Augie sont contenues dans un tupperware que ses filles veulent enterrer à proximité du motel, dans un trou peu profond, à quelques pas seulement du cratère – un gigantesque trou où tous les personnages pourraient facilement se retrouver ensevelis. Un trou énorme d’un côté, abritant un minuscule caillou venu de l’espace. Un trou minuscule de l’autre, mais contenant un vide immense, laissé par l’âme d’une personne ayant, peut-être rejoint le ciel.
En couplant ces deux thèmes, on peut voir dans le film une parabole sur la fin d’un rêve collectif et d’une période dorée, aussi jaune/orangée que la tonalité globale du film, et une invitation à en faire le deuil, pour mieux se focaliser sur l’époque actuelle et les menaces qui pèsent sur l’humanité : résurgence de la peur du nucléaire, avec un parfum de guerre froide qui souffle sur la planète depuis que Vladimir Poutine a décidé d’envahir l’Ukraine, conflits armés destructeurs, paranoïa face à de potentielles invasions massives (d’aliens ou de migrants), dérèglement climatique – le climat désertique du film est peut-être ce qui nous attend d’ici peu…
Et on ne parle même pas des virus exterminateurs. Une autre piste d’analyse d’Asteroid City est l’évocation de la crise Covid-19, période où le concept de l’oeuvre a germé dans l’esprit du cinéaste.
Déjà, il y a le nom du personnage, Steenbeck, qui fait probablement référence à l’écrivain américain John Steinbeck. L’auteur des “Raisins de la colère” et des “Naufragés de l’autocar” a signé un reportage sur la guerre au Vietnam, faisant écho à Augie, reporter de guerre, et est décédé des suite de la grande épidémie de grippe de 1968, à laquelle il a été fait référence lors de l’émergence du coronavirus.
Dans le film, il est aussi question de quarantaine, de confinement de la population contre lesquels se forme une sorte de rébellion- car en plus des valeurs citées plus haut, il en est une particulièrement appréciée des citoyens du pays de l’Oncle Sam : la liberté.
En même temps, ce moment de temps suspendu, d’arrêt forcé de toute activité, est propice à la rêverie- on y revient- à l’introspection mais aussi à la créativité – comme celle des cinq génies, qui unissent leurs efforts pour débloquer la situation en trouvant une utilité à cette cabine téléphonique incongrue.
Il y a toujours des côtés positifs et négatifs aux choses et Asteroid City repose sur cette dichotomie. La création (de la pièce, des inventions) s’oppose à la destruction (les militaires et la bombe A). Le deuil côtoie la naissance de relations sentimentales. La peur de l’alien, de l’Autre, s’oppose à cette solidarité, cette fraternité entres personnes qui ne se connaissaient pas du tout avant qui de subir une brève quarantaine à Asteroid City.
Pour Wes Anderson aussi, le confinement a été plutôt bénéfique. Il est revenu inspiré comme jamais, parfaitement maître de son univers atypique et signe un des très beaux films de la compétition cannoise 2023.
Contrepoints critiques :
”Wes Anderson fait donc une fois de plus du Wes Anderson. Puissance mille. (…) Mais encore plus que dans The French Dispatch, son délire miniaturiste empêche finalement la vie de jaillir de ses cadres. (…) Son cinéma est plus que jamais enfermé dans des obsessions qui tournent à vide et ne produisent plus aucune émotion.”
( Pierre Lunn – Première)
”Ce film choral reste une œuvre mineure dans la filmographie de Wes Anderson, et souffre, malgré d’évidentes qualités formelles, d’un scénario trop opaque, de dialogues improbables (quand ils ne sont pas assommants), et d’un ressenti d’inabouti réellement frustrant.”
(La rédaction – CNews)
”Comme ce magnifique personnage d’ado qui met toute sa vie en défi pour « simplement avoir le sentiment d’exister », le cinéma d’Anderson se confronte ici au vide, pour mieux réaffirmer in fine le pouvoir des histoires.”
(Renan Cros – Cinemateaser)
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