De quoi ça parle ?
De la découverte du monde par Bella Baxter (Emma Stone), une jeune femme en quête d’aventure et d’émancipation.
L’intrigue se déroule dans un univers dystopique qui ressemble à l’Europe de la fin du XIXème siècle où au début du XXème, mais sensiblement différent d’un point de vue architectural et scientifique et revisité façon steampunk.
Bella n’en a jamais rien vu. Depuis sa naissance, elle est cloîtrée dans le manoir d’un chirurgien réputé, Godwin Baxter (Willem Dafoe), « God » pour les intimes, capable de réaliser des greffes animales improbables, comme en témoigne sa ménagerie pleine de créatures étonnantes. Si elle reste ainsi sous étroite surveillance, c’est que le professeur ne l’estime pas encore capable d’affronter le monde extérieur, car en dépit de son corps d’adulte, Bella a le cerveau aussi développé que celui d’un jeune enfant. “A lovely retarded!” comme la définit illico Max McCandless (Ramy Youssef), le nouvel assistant de God. Le jeune homme a d’ailleurs été engagé pour la surveiller et noter ses progrès en matière de motricité, de langage et de pensée.
Son arrivée déclenche une sorte de crise de pré-adolescence chez Bella, qui prend de son corps et de ses désirs et réalise qu’il y a tout un monde à découvrir au-delà des murs de l’établissement. Max finit par tomber sous son charme et demande sa main, avec la bénédiction de Godwin. Mais il est pris de court par Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo), avocat coureur de jupons qui décide d’enlever la jeune femme pour lui faire découvrir le monde – et principalement celui de la sexualité.
Bella ne voit pas où est le mal de s’amuser un peu avec Duncan tout en étant fiancée avec Max. Elle prend du plaisir aux séances de “furious jumping” et est ravie de découvrir d’autres horizons que le manoir de son père : une virée à Lisbonne, une croisière en Grèce. Mais peu à peu, Duncan n’arrive plus à suivre, décontenancé par l’attitude de sa compagne, qui n’a pas vraiment les codes de la vie en société et parle sans filtre, par ses appétits sexuels hors normes et par son évolution rapide.
Car en parallèle, Bella continue de se nourrir de ce qui l’entoure. Elle découvre d’autres plaisirs, plus spirituels, en faisant d’autres rencontres, mais se confronte aussi au versant plus sombre du monde.
Pourquoi on apprécie le voyage ?
Depuis ses débuts, Yorgos Lanthimos excelle à parler de l’état du monde et de la complexité de la nature humaine à l’aide de satires mordantes ou de fables fantastiques. Ici, il s’empare d’un roman d’Alasdair Gray (1) compose un récit qui évoque autant l’univers de “Frankenstein” (un chirurgien déjanté qui expérimente des greffes improbables au nom de la science, une créature naïve dont le comportement effraie et choque, un manoir perdu au milieu de nulle part…) que celui de “Alice au Pays des merveilles” (Bella est en effet une petite fille qui découvre la beauté du monde et ses dangers) pour créer un récit qui aborde plusieurs maux de nos sociétés contemporaines.
Le sujet principal est évidemment l’émancipation de la femme dans un monde dont les codes sont hérités du patriarcat. Lorsqu’elle part pour son tour d’Europe, Bella a l’apparence d’une jeune femme ordinaire, mais elle n’a pas acquis tous les codes de bienséance, de vie en société, et n’a pas reçu l’éducation que reçoivent généralement les jeunes filles. Chez elle, les stades de développement de l’enfance sont complètement emmêlés. Elle est à la fois guidée par ses pulsions primaires (accès de colère ou de violence, désirs sexuels,…) et sa soif d’apprentissage. Godwin et Max n’ont pas encore eu le temps de lui donner les clés pour vivre en société.
L’avantage, pour Bella, c’est qu’elle n’a pas été conditionnée pour rester en retrait, dans l’ombre de son compagnon. Si l’infortuné Duncan semble tout d’abord avoir l’ascendant sur elle, en lui offrant la découverte du monde et de ses plaisirs, le rapport de force ne tarde pas à s’inverser. L’homme, qui ne voulait au départ qu’abuser de la naïveté de le jeune femme, pour son propre plaisir, se retrouve vite considéré comme un simple objet sexuel pour la jeune femme qui n’est guidée que par son propre plaisir.
Par ailleurs, Bella continue d’apprendre et de se développer. Ses connaissances s’améliorent, son vocabulaire aussi. Et comme Duncan s’avère finalement un homme assez limité sur le plan intellectuel et culturel, il ne tarde pas à être à la traîne par rapport à la jeune femme, qui s’initie à la philosophie et la politique. C’est elle qui prend peu à peu l’ascendant sur lui et le laisse complètement pris au dépourvu.
Bella se permet aussi d’aborder tous les sujets qui lui passent par la tête, sans aucune autocensure. Elle peut aborder la question de la masturbation, de la sexualité des seniors, de l’égalité hommes-femmes, sans aucun filtre ni tabou, même si elle choque parfois ses interlocuteurs. Elle affiche clairement ses idées, ses envies, entraînant dans son sillage d’autres femmes.
Le film montre qu’en bousculant un peu les conventions, les idées reçues, les codes éducatifs reçus par les enfants, il est possible d’arriver plus rapidement à l’égalité entre hommes et femmes. Bella, avec son mode de développement singulier, devient rapidement un archétype de la femme moderne, capable d’exercer un métier jusqu’alors réservé aux hommes, disposant de son corps comme elle l’entend et avec qui elle l’entend. Elle est indépendante, libre et refuse d’être maintenue en cage par qui que ce soit, que ce soit son père, son mari, où tous ceux qui estiment qu’elle leur appartient.
L’avantage de ce personnage “naïf”, c’est de pouvoir aussi contempler le monde avec un regard neuf. Bella découvre la beauté du monde mais aussi ses aspects moins glorieux. Elle qui a toujours vécu dans une cage dorée, entourée de personnes certes farfelues, mais aimantes et généreuses, découvre horrifiée l’existence de personnes vivant dans la misère et devant lutter pour leur survie. Comme elle n’a pas reçu non plus les codes de la société bourgeoise, elle réagit à cela de façon totalement spontanée, assez saine et rationnelle.
Cela permet à Yorgos Lanthimos de faire passer quelques messages percutants sur le monde qui nous entoure, en recommandant d’arrêter la langue de bois, les discours policés, politiquement corrects pour mettre enfin des mots sur les maux de la société et, surtout, prendre les actions adéquates pour rétablir l’équilibre du monde.
Le film bénéficie évidemment de la performance d’Emma Stone, assez irrésistible dans la peau de cette héroïne féministe, qui brille autant par son charme que par son esprit vif. Il peut aussi s’appuyer sur la présence de Mark Ruffalo, formidable dans le rôle de Duncan, qui passe du statut de bellâtre séducteur et manipulateur à celui de pantin grotesque, totalement dépassé par les évènements, de Willem Dafoe, touchant en “savant fou” pas si dérangé que cela, de Margaret Qualley en créature n°2, un peu moins vive que sa soeur, ou encore, dans un petit rôle, de la divine Hanna Schygulla.
Il porte bien la patte de Yorgos Lanthimos, qui se traduit notamment par une utilisation singulière de la caméra grand angle et de l’effet “fish eye”, déjà exploité dans Mise à mort du cerf sacré ou The Favourite, mais aussi des effets visuels saisissants, qui permettent une belle opposition graphique entre l’univers du château de Godwin, filmé dans un noir & blanc évoquant les vieux films fantastiques gothiques, et le monde extérieur, plein de couleurs chatoyantes qui perdent en luminosité à mesure que se déroule le voyage de Bella er Duncan.
Certains trouveront peut-être cela un peu trop policé, trop politiquement correct au regard des premiers films de Lanthimos. Il est vrai que Poor things ne possède pas le côté corrosif de Canine, ni le côté brut de Alps. Mais ce nouveau film, porté par un casting hollywoodien solide, aura sans doute plus de chance de toucher un large public que les films précités. Et pour faire avancer les causes défendues par le film, cela est probablement pour le mieux.
(1) : “Pauvres créatures” d’Alastair Gray
Contrepoints critiques
”Wildly flamboyant yet directed with unerring control, it’s also a story rich in contemporary currency, about a woman rebuilding herself from scratch, strictly according to her own rules, which provides Stone with the role of a lifetime. Or two, in Bella’s case.”
(David Rooney – Hollywood Reporter)
”Comédie horrifique tirée d’un roman comparable au «Frankenstein» de Mary Shelley, le film regorge de trouvailles et de scènes mémorables. Mais Emma Stone, de presque tous les plans, fait trop de simagrées pour que le film m’emporte. Pas le meilleur Lanthimos.”
(Pascal Gavillet – @PascalGavillet sur X)
Crédits photos : Atsushi_Nishijima – Images fournies par La Biennale